Le Figaro : Raymond Barre quarante ans après

LA CHRONIQUE D’YVES DE KERDREL LE FIGARO, 24 août 2016

Avant-gardiste de par ses idées sur la compétitivité, l’ancien premier ministre et son héritage intellectuel manquent aujourd’hui à la France.

Il y a tout juste quarante ans, Raymond Barre, alors ministre du Commerce extérieur depuis six mois et à peine connu des Français, devenait premier ministre de Valéry Giscard d’Estaing et son ministre de l’Économie et des Finances. Après un début de mandat très politique confié à Jacques Chirac, et marqué par une vaine tentative de relance de l’économie par la consommation, Giscard a donc décidé de confier les clés de l’Hôtel Matignon, mais surtout de sa politique économique, à un expert, qui avait occupé pendant six ans le poste de vice-président de la Commission européenne, qui a formé des générations d’étudiants à l’économie – dont l’auteur de ces lignes – par un remarquable manuel surnommé le « Barre » et qu’il a lui même qualifié comme étant « l’un des meilleurs économistes de France ».

Le bilan de l’action de Raymond Barre reste trop méconnu. Il faut dire que l’intéressé qui n’a jamais caché sa foi chrétienne répétait sans cesse qu’il préférait « le jugement de Dieu à celui des hommes ». De surcroît Raymond Barre est arrivé au pouvoir au moment où la France devait faire face à une inflation galopante et à une envolée du chômage, avant de subir trois ans plus tard les effets du second choc pétrolier. C’est dire si ses cinq années passées à Matignon ont ressemblé à un véritable parcours du combattant. D’autant plus que, bien qu’étant premier ministre, il n’avait pas le soutien de la majorité parlementaire dominée par le parti gaulliste.

Raymond Barre croyait au libre jeu du marché et surtout il a tenté de convertir la France à une priorité qui reste toujours d’actualité : la compétitivité

Au lendemain de sa mort le 25 août 2007, l’ensemble de la classe politique a fini par rendre hommage à son sens de la rigueur. D’emblée, Raymond Barre qui se méfiait de tout dogmatisme en matière économique s’est attaché à mettre en place une politique d’austérité. De manière à réduire la monnaie en circulation pour réduire l’inflation. De manière aussi à réduire le déficit budgétaire et la dette publique dont il se sentait davantage comptable que les gouvernants d’aujourd’hui. On ne peut pas dire qu’il ait agi en libéral, bien qu’il ait traduit et adapté un ouvrage de Hayek au cours des années cinquante. En témoignent le blocage des prix, la nationalisation de la sidérurgie ou certaines mesures fiscales. Mais Raymond Barre croyait au libre jeu du marché et surtout il a tenté de convertir la France à une priorité qui reste toujours d’actualité : la compétitivité.

Compétitivité fiscale, bien sûr, en refusant de taxer le capital. Compétitivité salariale en mettant en place les premières exonérations de charges sur les bas salaires. Compétitivité scientifique, car il était très attaché au sort réservé à nos chercheurs, alors considéré parmi les meilleurs au monde et pas encore bridés par l’inepte principe de précaution. Compétitivité universitaire, lui qui était deux fois agrégé, aimait s’entourer de professeurs, et avait été un des piliers de Sciences Po. Cette obsession de la compétitivité était liée au fait que Raymond Barre a sans doute été le premier en France à voir venir la mondialisation. Ses fonctions à Bruxelles l’avaient aidé en ce sens. La multiplication des accords de libre-échange militait bien sûr pour ce mouvement inéluctable. De même que la guerre des monnaies déclenchée par Nixon au cours de l’été 1971.

Si Raymond Barre était profondément animé par une forme de libéralisme social, il a d’abord voulu faire en sorte que la France reste compétitive face à cette mondialisation naissante

Si Raymond Barre était profondément animé par une forme de libéralisme social, il a d’abord voulu faire en sorte que la France reste compétitive face à cette mondialisation naissante. Et, en dehors d’Édouard Balladur, pas un autre premier ministre n’a autant inscrit la compétitivité au cœur de son action. Même l’État-providence devait gagner en compétitivité selon lui. Ce qui constituait une idée très moderne, qui pourrait encore aujourd’hui figurer au premier plan des projets des multiples présidentiables annoncés pour 2017.

Bien sûr la France et le monde d’aujourd’hui ne ressemblent plus du tout à ce que Raymond Barre a connu. L’inflation contre laquelle il a tenté de mener un combat sans merci a notamment disparu de la planète. Ce qui n’est pas forcément un avantage. En revanche, comme l’ensemble des monétaristes, il était convaincu que l’excès de monnaie en circulation était un mal absolu. Un mal dont nous souffrons aujourd’hui d’une autre manière, notamment en Europe.

Enfin il y a la personnalité de Raymond Barre que l’on ne peut passer sous silence. C’est la seule personnalité non politique qui a été premier ministre depuis la dernière guerre. Valéry Giscard d’Estaing avec lequel il a travaillé en confiance pendant cinq ans a dit de lui que c’était « un universitaire qui avait le goût de l’action, une variété rare ! » avant d’ajouter qu’il avait une puissance de travail connue « chez personne d’autre, sauf peut-être chez Colbert ! » C’est dire combien lui et son héritage intellectuel manquent aujourd’hui au pays.