Table ronde « L’Exercice du pouvoir »

Table ronde « L’Exercice du pouvoir »

Président/modérateur : Alain Duhamel, journaliste, éditorialiste politique

Témoins  :
– François Bayrou, président du Mouvement démocrate – MoDem
– Édouard Philippe, député-maire du Havre
– Éric Woerth, député de l’Oise

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ALAIN DUHAMEL
L’exercice du pouvoir, c’est le thème de ce matin. Raymond Barre s’en est toujours fait une certaine idée, une idée que pour ma part je définis comme « janséniste ». Cela l’a conduit en matière institutionnelle à des prises de position fermes, contestées bien entendu. Il était contre la cohabitation, opposé au quinquennat, il voulait que les partis politiques aient un rôle secondaire. Et il a insisté, notamment pendant sa fameuse campagne de 1988 sur l’impartialité de l’État, un thème qui est toujours d’actualité et que François Mitterrand lui a d’ailleurs chipé pour le second tour de l’élection présidentielle.

Il a aussi voulu définir, à de très nombreuses reprises, notamment dans ses livres, ses entretiens et dans certaines émissions, ce qu’était à ses yeux l’homme d’État. Pour lui l’homme d’État, ce n’était pas seulement la fermeté et la compétence, c’était aussi la constance, c’était aussi la loyauté, c’était aussi l’intégrité. C’était donc des thèmes qui sont aujourd’hui encore, et je dirais encore plus qu’à son époque, des thèmes controversés.

Enfin, il se faisait une certaine idée de ses relations avec les Français. Une relation qui dans son esprit était certes une relation d’autorité, mais qui était aussi une relation de clarté, de confiance, de rassemblement et de devoir de vérité. Une de ses obsessions, de ses caractéristiques et j’ajouterais presque un de ses handicaps, était son aversion pour la démagogie, qui l’a beaucoup servi quand il était au pouvoir et beaucoup desservi quand il était candidat.

Ce sont les thèmes autour desquels nous allons aujourd’hui débattre, avec trois personnalités qui sont bien placées pour le faire, à qui je demanderais d’abord brièvement ce qu’eux gardent de Raymond Barre, comme image et comme leçons. Ensuite nous pourrons parler des institutions. – faut-il les modifier comme le souhaitait Raymond Barre ? – , de l‘impartialité de l’État, de ce que représente actuellement la définition de l’homme d’État dans les circonstances comme celles que nous connaissons actuellement. Et puis nous nous demanderons comment on fait face à la démagogie, comment on élabore un programme. Je ne dis pas comment on détaille le contenu d’un programme, mais comment on l’élabore, dans quel état d’esprit, par quelles démarches et comment on essaye de faire face aux extrémismes.

FRANÇOIS BAYROU
En préalable, je dirais que j’ai beaucoup aimé cet homme. J’ai aimé son regard, indépendant et libre, critique sur les choses et les gens, avec une dose d’ironie bien distribuée. Il y avait chez lui un tel sentiment de liberté que c’en était vraiment très précieux. Et aussi, et en même temps, en tout cas pour nous qui étions à cette époque les plus jeunes dans son entourage, une bienveillance qui n’empêchait pas le jugement critique. C’était vraiment humainement quelqu’un qui méritait l’affection. C’est comme cela en tout cas que je l’ai vécu. Et cette affection ne s’est jamais effacée tout au long des années.

Je voulais en attester, car ce n’est pas seulement une vision historique – je vais y revenir dans une seconde -, mais c’est ce sentiment-là : Il y avait quelqu’un à l’intérieur du personnage politique, carré ou rond comme on voudra. C’est là le premier témoignage.

Le deuxième  témoignage : C’est un homme qui prenait l’engagement, la responsabilité politique au sérieux. C’est-à-dire qu’il considérait que la responsabilité politique, son but, n’est pas de faire carrière. Son but est de proposer au pays, à la communauté nationale que nous formons, un chemin, un destin, une méthode, une manière d’être. Il avait un regard extraordinairement sévère – nous avons parlé de démagogie – sur ceux qui considèrent que la responsabilité politique n’est pas autre chose qu’un cursus honorable, qu’une recherche perpétuelle d’avantages personnels.

La troisième chose très importante à mes yeux, cela a été dit par Alain Duhamel, c’est l’impartialité de l’État. Et Dieu sait si dans les moments que nous avons vécus depuis et que nous vivons aujourd’hui, si la question de l’impartialité de l’état est une question centrale. La distance de l’État à l’égard de tous les groupes de pression, sa résistance à ces groupes de pression, c’est pour les héritiers de Raymond Barre, ou ceux qui se veulent tels, une question absolument centrale. Parce qu’il faut voir que dans la notion de l’impartialité de l’État il y a un extraordinaire facteur de réussite, de reconstruction ou de construction de la société. Si l’Etat n’est pas impartial, il n’y a plus d’État, donc plus de confiance, donc plus de démocratie qui valent. Quant à moi en tout cas je ressens à peu près tous les jours l’importance de la question qui est ainsi posée.

J’ajouterais peut-être deux choses qui peut-être me distingueront de l’affirmation qui a été faite par Alain Duhamel. Sa vision des institutions, pour en avoir beaucoup parlé avec lui, était moins simple qu’Alain Duhamel l’a exposé. Parce que j’ai vécu – et cela va choquer un certain nombre de gens, mais je le dis – après les élections de 1988, Raymond Barre a conduit une réflexion personnelle, intime, sur la loi électorale. Et il m’a souvent exprimé que cette loi électorale, pour les législatives en tout cas, n’allait pas, n’allait plus. Il pensait que la captation du pouvoir par deux gros appareils n’était pas adaptée. Voilà en tout cas ce qu’il me disait. Il avait sur ce point une vision légèrement différente.

Quant à sa vision sur l’Europe, bien que contestée ou disputée ici ou là, elle était extrêmement ferme dans la volonté de concilier une idée nationale assez forte avec la nécessité européenne. Au fond, il y avait deux choses en lui qu’il a affirmées très tôt, au fond mariant l’héritage gaulliste et l’héritage européen, des pères de l’Europe.

Voilà ce que je retiens de lui, au-delà de l’affection qui est pour moi très grande.

ÉDOUARD PHILIPPE
Quand Raymond Barre s’est présenté aux élections de 1988, je n’ai pas voté pour lui. Pas tellement parce que je ne partageais pas ses idées, mais simplement parce que je n’avais pas le droit de vote, compte tenu de mon âge. Je suis peut-être dans cette salle celui qui l’a le moins connu, car je ne l’ai jamais rencontré. Mais il me reste au fond trois points particuliers :

Quand je pense à Raymond Barre, je pense d’abord à un professeur d’économie.

Alors que j’étais étudiant à Sciences Po, j’étais trop jeune et surement trop faible en économie, pour être inscrit aux cours de DEA qu’il assurait et dans lesquels il intervenait. Mais il m’arrivait d’aller l’écouter. Et je retrouve en y pensant une figure de professeur d’économie qui est d’ailleurs intéressante, parce qu’à Sciences Po, il y a une sorte de tradition : on parle français de façon remarquable, on le maîtrise dans tous ses domaines. Bien sûr, on fait de l’économie, de la science, on mesure, on quantifie, on analyse, mais on fait tout cela en français et on maîtrise le français. Car tout exercice intellectuel est d’abord une maîtrise de la langue. Et je me souviens avoir entendu Raymond Barre parler économie, c’était avant tout un exercice de français. Moi, cela m’a fasciné.

Ensuite, s’agissant du professeur d’économie, je retiens qu’il considérait l’économie comme quelque chose de sérieux, qui n’était pas la foire d’empoigne, où, au fond toutes les idées, toutes les théories pouvaient se valoir dès lors qu’elles étaient argumentées de façon intéressante, mais où à certains égards, lorsqu’on prenait une pomme et qu’on la lâchait, elle tombait. Quand on rentrait dans un mécanisme économique précis, quand on agissait sur les leviers de l’État d’une certaine façon, il se produisait quelque chose. On pouvait ensuite le quantifier, on pouvait ensuite le tempérer, mais on était dans un exercice sérieux et pas dans un exercice dérisoire d’affabulation.

La deuxième chose que je retiens de lui, c’est sa carrière, son parcours très étonnant, s’agissant d’un homme politique français. Voilà quelqu’un qui commence sa carrière comme ministre du Commerce extérieur pendant peu de temps, qui devient Premier ministre et ensuite qui déroule presqu’ à rebours le cursus de l’élu français : responsabilité nationale importante (Premier ministre), puis député et enfin si j’ose dire maire de Lyon. Il n’y a là rien d’évident, rien de banal, mais c’est son parcours et cela offre une singularité savoureuse.

La troisième chose que je voudrais dire : il incarne à mes yeux une espèce d’idéal-type d’une personnalité qui s’engage en politique avec l’habit de l’expert (« Meilleur économiste de France » disait de lui un président de la République). C’est l’expert qui entre en politique. Il est aussi la figure d’une forme d’indépendance intellectuelle assumée et d’indépendance partisane à tous les égards. Un expert, une indépendance complète, une incarnation d’un mélange entre la grande détermination et en même temps une forme de modération assez emblématique. On est dans la rondeur, dans l’expression juste, on est à bien des égards dans quelque chose qui peut sembler sympathique et modéré, mais on est aussi dans une très grande détermination.

C’est cela que je retiens de Raymond Barre.

ÉRIC WOERTH
Pas pour les mêmes raisons qu’Édouard Philippe, je n’ai pas côtoyé Raymond Barre. Il est toujours difficile de parler d’un personnage public, même si bien sûr on a accès à ce qu’il a dit… Quand on a travaillé avec quelqu’un, c’est toujours plus facile, les choses sont différentes. Mais on a une idée générale.

L’idée que je me fais de Raymond Barre, les qualités qui sont les siennes, me semblent souvent nécessaires et ne semblent pas avoir pris une ride. Ce qu’il disait à l’époque à certains points vaut toujours pour aujourd’hui. D’abord, on a de lui une image de sérieux. On a besoin de sérieux à toute époque, et probablement encore plus à la nôtre, car à ces flots d’informations, ces flots d’actualités, la violence des choses, la seule réponse, c’est le sérieux. Il n’était pas, me semble-t-il, dans une société de malveillance. Aujourd’hui la malveillance domine sur la bienveillance. C’est plus simple d’être malveillant vis-à-vis des autres, vis-à-vis d’autres intérêts.

Il avait réussi cet exploit à considérer qu’il incarnait une ambition qui dépassait sa propre ambition. Ce n’est en général pas le cas. Cette idée que Raymond Barre ait une ambition personnelle n’a effleuré que peu de monde, même s’il a été candidat à beaucoup des fonctions les plus éminentes, tant pour l’État que pour ses mandats locaux. Pourquoi ? Parce que le fond dominait la forme, parce que les conditions qu’il affichait étaient solides et que son sérieux gommait l’envie d’exercer le pouvoir. Heureusement que certains ont envie d’exercer le pouvoir, sinon, il n’y aurait pas de démocratie.

C’est aussi quelqu’un qui a exercé le pouvoir. L’exercice du pouvoir, c’est surtout bien souvent ne pas exercer, éviter de l’exercer. Ne rien faire est beaucoup moins dangereux que faire. Le résultat est assez pitoyable, mais on reste au pouvoir parce qu’on n’a pas, ou peu, exercé. Raymond Barre, lui faisait. Il exerçait. Ses convictions étaient profondes et probablement il assumait ses responsabilités. On l’a vu à plusieurs reprises dans sa campagne et comme Premier ministre, c’était assez marquant. Cela ne devait pas être facile d’être Premier ministre de Valéry Giscard d’Estaing. Mais il existait. En soi, c’était déjà un exploit. Et cette idée qu’il assumait ses idées, c’était l’idée de la responsabilité. Souvent le pouvoir est peu enclin à assumer ses responsabilités. C’est une forme de République des parapluies. On ouvre un premier parapluie, on ouvre un deuxième parapluie, un troisième parce qu’on ne sait jamais. Tout d’un coup, si la décision était mauvaise, la responsabilité politique ou la responsabilité judiciaire d’ailleurs vous tombe dessus.

Enfin il n’était pas dans l’immédiateté. On est beaucoup dans la pression aujourd’hui : pression des sondages, de l’opinion, pression que l’on se fait à soi-même, pression de ses amis, de ses concurrents. Il n’y avait pas cette immédiateté. C’était une vision à moyen terme ou à long terme qui dépassait la pression du jour.

Enfin, il y a trois choses que je ne retiens pas.

L’idée d’impartialité, je la comprends bien. On ne doit pas être soumis à des intérêts particuliers ou partisans. L’État, la République ne sont pas des intérêts particuliers ou des intérêts partisans. Mais en même temps, l’impartialité, ce n’est pas non plus ne pas afficher ses convictions. Une administration ne peut pas être totalement impartiale, mêle si le terme n’a pas été employé dans le même sens. Une administration doit être au service des convictions et surtout de la légitimité de celui qui a été élu, désigné par le peuple. Une administration est là pour appliquer le projet et le programme de celui qui a été élu. C’est extrêmement important, car sinon cela peut se percuter avec la loyauté. La loyauté vis-à-vis de l’élu, c’est la loyauté vis-à-vis du peuple, et au fond la résultante du vote des Français.

En ce sens, moi, je crois aux partis politiques. Raymond Barre y croyait peu ou en tout cas il cherchait un parcours en marge des partis politiques. Moi, je crois aux partis politiques, c’est assez ringard sans doute et difficile à assumer. Les partis politiques sont des entreprises de la vie économique. Il y a toujours de bons et de mauvais moments, de bons ou de mauvais partis, mais, à un moment donné, l’expression publique, il faut bien l’organiser et cela passe par les partis politiques. Les institutions de la République fonctionnent au travers des élections.

Mais enfin les partis politiques ne doivent pas dominer le Président élu qui représente tous les Français. Le Premier ministre doit mener l’action que le président lui fixe, issue de la légitimité. Les partis politiques animent la vie politique et assurent une majorité et tout cela doit fonctionner. Je crois aux partis politiques, car je ne vois pas comment on pourrait remplacer les partis. Je crois en un président engagé dans une bataille, très au-dessus de tout cela, mais je crois en une administration engagée auprès du président.

Sur l’impartialité de l’État

François Bayrou
Il y a dans ce que vient de dire Éric Woerth une des lignes de clivage que Raymond Barre à son époque a assumées. Entre sa vision à lui et la vision qui était celle du RPR. C’est drôle, car tant d’années après, on retrouve exactement la même chose. Raymond Barre détestait à juste titre l’idée de cette intimité néfaste entre partis et l’État. Il considérait qu’il y avait entre l’État et les partis une différence de nature. L’État était serviteur de l’intérêt général et les partis d’un intérêt particulier, partisan, légitimes sans doute et nécessaires – à coup sûr – la Constitution le dit –mais il n’était pas du tout acquis ni résigné à l’idée que l’élection donnait a un parti la légitimité de mettre son emprise sur l’État ni sur l’administration. Je dis cela parce qu’est une différence que l’on vient d’entendre. Vous vous souvenez de ce responsable du parti socialiste qui est monté à la Tribune en disant : « vous avez juridiquement tort parce que nous sommes politiquement majoritaires ». Ce qui est l’expression la plus conséquente du jacobinisme. Le jacobinisme, c’est l’affirmation que parce qu’il y a eu une victoire électorale, il y a la légitimité au fond de s’imposer à tous les cadres de l’État. Barre ne partageait pas du tout ce sentiment et je veux illustrer le fait qu’il ne partageait pas ce sentiment par l’idée très haute qu’il se faisait des libertés universitaires.

Il était un universitaire pour qui la liberté universitaire qui est à la fois une liberté de conscience, une liberté de pratique de l’enseignement, une liberté de penser. Cette analyse était extrêmement grande. On a vu ces dernières années – et encore récemment – des gouvernements qui estimaient que les enseignants devaient faire ce qu’on leur ordonnait de faire. Vous voyez bien la différence : les enseignants doivent suivre les programmes qui leur sont fixés, et cependant ils ont la liberté de l’exercice de leur métier pour atteindre ces programmes. Il y a chez Raymond Barre cette vision : impartialité et très grande distance aussi par rapport à d’autres puissances que les puissances électorales. Il y avait chez lui un regard assez ironique sur les grandes forces notamment économiques, une très grande causticité dans le propos quand il regardait ceux qui essayaient de faire pression sur l’État. Cette causticité était merveilleusement oxygénante, si je peux faire un néologismes tout à fait insupportable. C’était de ce point de vue une conception que l’on peut approfondir, si certains philosophes veulent le faire, très proche de la laïcité. C’est-à-dire qu’on peut être par exemple fonctionnaire, suivre les instructions qu’on vous donne et cependant garder une très grande liberté de jugement. Ce qui différencie l’administration française de l’administration américaine, c’est d’une certaine manière une vision optimiste d’une nature humaine capable de faire la différence. Vous pouvez être chrétien et enseigner les Lumières, vous pouvez être agnostique et même athée et essayer de traduire auprès de vos élèves ce que le christianisme pense et dit. Au fond, vous avez un certain nombre de devoirs que vous remplissez en pleine conscience, sans jamais amputer votre liberté personnelle.

Éric Woerth
Je ne veux pas dire qu’on doit être partial. Je m’interroge simplement sur l’exercice du pouvoir, qui nécessite beaucoup d’engagement personnel. On n’est pas si impartial que cela. On ne doit pas être sous l’emprise – François Bayrou parlait d’emprise – Personne dans une démocratie ne doit être sous emprise, ni d’intérêts particuliers ni de sa propre et unique ambition. Il est temps de faire la part des choses.

De la même manière, il faut accepter que les électeurs aient des groupes de pression. Il y a toujours des groupes de pression. Les professeurs sont un groupe de pression, les politiques aussi, les intérêts industriels sont des groupes de pression. Heureusement qu’il y a des groupes de pression et heureusement qu’on n’écoute pas les groupes de pression systématiquement. Tous les grands corps constitués sont des groupes de pression. Mais il y a évidemment des gens qui s’expriment, honnêtement, qui pensent qu’ils ont raison lorsqu’ils proposent ou telle idée, telle ou telle approche. Ce qui serait critiquable de la part du pouvoir politique, ce serait de céder à de mauvaises pressions, à de mauvais groupes de pression. Il faut bien écouter. Sinon, vous n’écoutez rien et vous n’en faites qu’à votre tête. Tout cela est d’une évidence totale.. Moi, je crois au politique engagé. Je crois en la puissance du politique. Je pense qu’on meurt de l’impuissance de la politique. Moins il y a de politiques, plus il y a d’impuissance et l’impuissance, c’est l’affaiblissement des démocraties.

Je ne crois pas par exemple aux autorités indépendantes. Il ne faut pas d’autorités indépendantes. Il faut une autorité, en matière nucléaire bien sûr. Mais en même temps la démultiplication au cours des cinq dernières années, le démembrement de l’administration, du politique, pour éviter de prendre des décisions et les confier à d’autres, ce n’est pas fair-play vis-à-vis des citoyens. Vous avez à exercer vos responsabilités et à en payer les conséquences si vous exercez mal. Vous n’avez pas à transférer à d’autres les pouvoirs que vous pouvez exercer vous-même. Il faut le faire dans la transparence, dans le cadre des valeurs de la République, dans le cadre d’un État de droit. Tout cela est important, tout cela va de soi.

D’ailleurs, les autorités indépendantes ne sont indépendantes de rien du tout. Elles ont elles-mêmes leur propre pouvoir, leur propre carrière, leurs propres réseaux. C’est la nature humaine, personne n’est un robot. Il faut beaucoup d’équilibre dans tout cela. Personnellement, je retiens cette notion d’équilibre. Et en même temps, pour une intervention de 5 ans, période très brève du quinquennat, il faut une très grande puissance pour changer les choses. Vous ne pouvez pas vous perdre, vous devez exercer le pouvoir parce que vous aviez dit auparavant ce que vous ferez, d’une manière de plus en plus précise.

Raymond Barre était un homme précis. C’était un économiste. J’ai également suivi ses cours à Sciences Po. C’était précis, c’était poli, ses livres d’économie étaient des modèles du genre. On a beaucoup perdu de cette précision après lui, ces dernières années, mais je pense qu’on est en train de retrouver cette précision. Dans le débat des primaires qui occupe aujourd’hui la droite et le centre, est un débat précis.il n’y a pas que des chocs d’ambition. Il y aura toujours des chocs d’ambition, tant qu’il y aura des hommes sur terre, mais c’est en même temps un débat précis. Et on peut s’intéresser à la précision. Les Français attendent des idées précises. Qu’est-ce que vous pensez ? Que ferez-vous ? Tout le monde sera heureux, les Français s’aimeront les uns les autres… Mais au-delà de tout cela, ces « comment », ces « pourquoi », c’est  « à quel moment », on attend tout cela avec précision. Et cette précision est une précision presque d’économie.

Enfin les partis politiques ne représentent pas les intérêts particuliers, François Bayrou ! Ce sont des convictions, ce sont des familles de convictions. Il y a des pratiques électorales, les investitures des candidats, mais enfin, tant qu’il y aura une démocratie, il y aura des candidats. Ces candidats pourront venir de la société civile comme ils peuvent venir d’un monde plus politisé. En général, quand on vient de la société civile, quand on se présente à une élection, c’est qu’on a une ambition politique, ce qui n’est pas critiquable en soi. Mais les partis ne représentent pas les intérêts particuliers. C’est une famille de convictions.

François Bayrou
Une phrase d’illustration sur l’impartialité de l’État et la notion de « précis », pour reprendre l’adjectif d’Eric Woerth que ce choix entraîne. La politique des nominations, la partialité de l’État qui a été si souvent appliquée, c’est réserver les nominations aux gens qui sont de votre camp ou dans votre fraction de camp. Et je vais revenir sur ce débat sur les primaires justement. L’idée que la haute administration devrait être soumise au pouvoir politique et changer chaque fois que le pouvoir politique changerait, ce principe qu’Eric Woerth vient de défendre à l’instant, je le considère, moi, comme absolument contraire à l’idée que la France est faite de son administration, absolument contraire même à l’idée fondamentale que les gens ne sont pas réductibles à un parti. Le petit système que défendent un certain nombre de gens, y compris à l’intérieur de la primaire évoquée, de droite et très partiellement du centre, à l’intérieur de cette primaire, on défend l’idée de revenir au système que Barre aurait considéré, à coup sûr, tout précis qu’il fût, comme étant contraire à sa conception de l’État. Il faut y réfléchir. J’y reviendrai tout à l’heure.

Édouard Philippe
Sur ce sujet, je vais formuler une conviction, un doute et deux hypothèses.

Ma conviction, c’est que si on commence à se poser la question de savoir s’il est possible d’envisager que l’État puisse une seule seconde et à un certain moment être autre chose qu’impartial, on va vivre des moments difficiles. Il ne peut pas y avoir le début du commencement d’un doute sur l’idée que l’État, tel qu’il a constitué le pays, tel qu’il est, en forme de squelette de la nation en France, doit évidement se fixer comme objectif d’être impartial.

L’impartialité n’est pas une catégorie juridique, donc, c’est délicat. C’est un état d’esprit, c’est très compliqué d’être impartial, parce que justement ça peut s’organiser par le droit, mais ça ne se garantit jamais par le droit. C’est un état d’esprit. Donc, c’est un objectif difficile à atteindre, et se fixer tout autre objectif, ou ne pas se fixer celui-là, c’est de la folie à mon avis dans le système français tel qu’il fonctionne.

Mon doute, c’est que la primaire préparée actuellement, dont je suis un partisan engagé, puisse être un exercice précis. J’ai un doute. Je pense que dans chaque débat public, quelle que soit sa forme, quel que soit le moment où il est organisé, nous aurons toujours tendance à hésiter entre une grande précision et un grand lyrisme. On a toujours tendance à hésiter entre le moment où on va parler à la raison et le moment où on va parler aux tripes. Parler aux tripes, ce n’est pas forcément parler à des sentiments négatifs, à la peur. Je ne suis pas sûr que l’exercice des primaires engagé aujourd’hui soit l’incarnation totale et définitive d’un discours précis.

Enfin, je voudrais formuler deux hypothèses. La première : La question de l’impartialité qui a été évoquée jusqu’à présent sur la base d laquelle Raymond Barre aurait pris parti, tient assez largement, je le crois du moins, au moment où elle est formulée. Je m’explique : Raymond Barre a été ministre entre 1976 et 1981, et il achève un cycle qu’on ne reverra pas, au cours duquel la cinquième République vit des transformations politiques, mais ne connaît pas l’alternance entre la droite et la gauche. Cela ne veut pas dire que tout le monde est sur la même ligne, bien entendu, mais cela veut dire qu’à partir de 1981, on est dans un système d’alternance radicale, politique et – cela, on ne le sait pas encore en 1981, mais on va le découvrir ensuite – d’alternance répétée : droite-gauche, droite-gauche… et parfois répétée rapidement. Il est bien évident que pour ceux qui ont grandi – ce n’est pas mon cas – dans une cinquième République et dans une administration française où, pendant trente ans, il n’y a pas eu d’alternance politique, la question des relations entre les carrières administratives et les impartialités et les neutralités administratives ne se pose pas du tout de la même façon à partir de 1981 qu’avant. Et Raymond Barre a dû voir cela en pleine face, et l’expérimenter à plein, parce qu’il est à la fin d’une époque en 1981 et parce qu’ensuite, en 1988, il se présente à une alternance sur deux ans, ce qui est incroyablement bref et ce qui suscite évidemment des transformations dans la question de l’impartialité de l’État qui se pose de façon nouvelle.

En réalité, je pense que son expression, mais c’est l’hypothèse que je formule, est très datée et qu’elle ne se poserait pas comme cela pour quelqu’un qui n’aurait pas grandi dans le monde administratif et politique qu’il a vécu.

Ma seconde hypothèse, c’est que je ne suis pas du tout sûr que Raymond Barre (mais je ne suis pas le gardien de sa pensée) ait eu une vision systématique, ou systémique des partis politiques. Je voudrais formuler l’hypothèse qu’au fond il sait parfaitement que les partis politique sont indispensables, nécessaires, qu’on ne peut pas faire sans, qu’il n’existe de démocratie nulle part dans l’histoire et la géographie qui puisse fonctionne sans parti, sans leurs organisations formelles, sans débats parfois un peu dérisoires parfois un peu excessifs, mais en tout cas une organisation. Il sait que c’est indispensable, mais il ne ressent pas là-dessus, justement parce qu’il est lui, il n’a pas envie de s’y coller, de mettre le pied dedans. Pace que – il y a plein de choses qu’on sait nécessaires, mais on n’a pas forcément envie d’y participer – et je formule l’hypothèse selon laquelle il ne remet pas en cause le système – pas le système des partis parce qu’il est trop marqué par la 4 ° et par la 5 ° Républiques – Je pense simplement que par une forme peut-être d’élégance, peut-être aussi de vanité après tout, en tout cas d’ambition intellectuelle, il considère qu’il doit pouvoir faire sans. 

Alain Duhamel
Avant de passer la parole à la salle, je voudrais que vous vous interrogiez sur la question suivante : Peut-on dire la vérité en campagne et, si oui, est-ce à son détriment ?

Éric Woerth
Je ne peux pas répondre tout de suite. Il n’y a pas de réponse, il n’y a pas de vérité, évidemment, mais je crois profondément qu’on peut être élu sans un programme de vérité, mais c’est là autre chose. Sur l’impartialité, qu’on ne se trompe pas : l’État ne peut pas être partial au mauvais sens du terme au sens où l’on défend tel ou tel intérêt particulier, tel ou tel intérêt personne, tout le monde est d’accord. Là-dessus. C’est de la prose, on en fait tout le temps. La République nous anime, ses valeurs sont connues, mais elles doivent être sans cesse rappelées, sans cesse également adaptées au temps qui vient. On ne change pas les principes, qui sont tout à fait fondamentaux : la liberté, le travail, etc. Tout cela est extrêmement important et on le voit bien tous les débats qui animent aujourd’hui la société française, débat sur l’identité de notre pays (c’est un débat qu’on a assez peu dans d’autres pays). Ce débat nous ramène toujours à cela. Donc, ce n’est pas de cette impartialité-là que je parle. Moi, je parle de l’engagement à un moment donné et les valeurs auxquelles on doit répondre sans cesse. Un homme ou une femme politiques, le gouvernement est là pour une mise en œuvre et cette mise en œuvre ne peut pas avoir d’impartialité pour la raison que l’élection elle-même n’est pas impartiale. Il y a un candidat, avec des idées, avec un projet. Il représente le pays. Pendant cinq ans, il oriente, il anime son action. Le président n’est pas au-dessus de tout. En tout cas, il n’est pas au-dessus du projet ou au-dessus du contrat qu’il a passé avec le peuple. Ce contrat doit être mis en œuvre. C’est toujours très difficile, parce que les circonstances peuvent fracasser tout cela, et l’actualité. Mais enfin, il doit être mis en œuvre.

L’administration doit évidemment incarner une forme de continuité de l’État, ce que n’incarnent pas les politiques, qui sont discontinues. L’Administration dans sa continuité représente le pays parce que c’est une administration républicaine donc elle représente les valeurs de la République. Mais enfin, si un directeur d’administration centrale n’est pas d’accord avec ce qu’a proposé un candidat devenu président de la République, cela peut poser un certain nombre de questions. Et on en vient à des sujets précis. Si le directeur de la comptabilité publique n’est pas d’accord avec le directeur des impôts, pour fusionner les deux et en faire une administration générale des finances publiques – ce qui est dans le projet du candidat en 2017 –. Alors, il faut changer les deux directeurs parce que, sinon, cela ne se fera pas. Et il faut le faire en toute aisance, en toute transparence et pas en catimini. Il faut l’assumer. Si vous ne l’assumez pas, c’est là où vient l’ambiguïté. La transparence, comme dit ce terme galvaudé, la transparence de la décision politique est majeure. Pourquoi cette décision a-t-elle été prise ? Tout cela doit être sur la place publique. Si on ne l’assume pas, évidemment, cela ne marche pas. Et moi, je suis pour la puissance du politique, revendiquée avec une puissance en toute transparence, au maximum dans un cadre républicain et dans le cadre de l’impartialité de l’État qui représente la République dans son ensemble.

Alors oui, les politiques de nominations peuvent et doivent être expliquées. Il ne peut pas y avoir de nomination sans explication. Il y aurait le processus de nominations quelles que soient les nominations. Mais à un moment donné, vous nommez bien quelqu’un qui est une personne physique, dans un réseau, qui connaît des gens. Il est assez rare de nommer des gens qui ne connaissent personne, et qui n’ont pas influé pour, à un moment donné, être nommé quelque part. On vit dans une république éclairée et ce qui compte, c’est la république de tous les jours, c’est-à-dire avec les grandes qualités qu’ont les hommes et les femmes, et parfois, de temps en temps, avec leurs défauts. On doit avoir des systèmes, des procédures qui rendent cela public et en faire des débats si jamais une décision est prise.

Moi je crois que la primaire est claire, précise. Parce que cette précision, on en a besoin aujourd’hui. Des propositions sont extrêmement fortes par rapport à ce qu’on a vécu auparavant et c’est tant mieux. Le débat d’idées est un débat précis. Je ne dis pas simplement qu’il faut baisser les impôts et augmenter je ne sais quoi. Il faut dire quoi, il faut dire lesquels, il faut dire pourquoi et dans quelle conception nous allons.

Voilà ce que je voulais dire.

Alain Duhamel
Édouard Philipe, le thème suivant qui sera donc le dernier avant les questions de la salle est : « Dit-on la vérité à ses dépens dans une campagne électorale ? »

Édouard Philippe
Je me suis souvent dit que, quand on ne pouvait pas dire l’inverse de ce qu’on allait dire, ce qu’on va dire n’a aucune importance. C’est-à-dire que je ne connais pas d’élu, étant moi-même maire et député, qui viendrait dans cette salle, vous disant : « Nous allons être clair, pour être élu, il faut vraiment raconter des “craques”, cela marche mieux. » Personne ne va vous dire cela. Donc, dire l’inverse n’a pas beaucoup d’intérêt.

Je crois évidemment qu’on peut être élu en disant la vérité ; je crois également qu’on peut être élu en ne la disant pas. Et je crois qu’on peut être battu en disant la vérité et élu en la disant aussi. Je pense qu’il n’y a pas de règle : on peut parfaitement être élu sur des « craques », mais aussi sur un discours extrêmement clair, précis et engageant, parfois même un peu revêche et si je le sais, c’est parce que je l’ai vu faire, beaucoup au niveau local. Si vous pouvez expliquer, y compris des choses difficiles et désagréables et quand même être élu, c’est que c’est possible. Est-ce plus difficile ? Je ne sais pas. Est-ce une condition pour, ensuite, faire de belles choses, j’en suis probablement convaincu, mais, au fond, je pense que si l’on regarde dans l’histoire de France et dans celle du monde, on doit pouvoir trouver des exemples d’élus, qui n’ont absolument rien dit de ce qu’ils feraient et qui ont fait de grandes choses.

Autrement dit, vous voyez bien qu’il y a, en France, une mythologie du « parler-vrai ». On a quelques figures emblématiques qui semblent incarner ce discours du « Je vais parler-vrai, plus vrai que d’autres ». C’est Mendès par rapport à Mitterrand. Il faut reconnaître que nous ne sommes pas dans le même type de discours. Et c’est probablement Raymond Barre par rapport à d’autres. Mais cela veut-il dire que les autres ne disent pas la vérité ? Pour reprendre l’exemple de 1981, François Mitterrand ne dit pas la vérité. On peut, à bien des égards, considérer qu’il dit bien la vérité sur ce qu’il veut faire et qu’un an et demi après, il change rapidement d’idée.

François Bayrou
Mon dernier livre s’appelle De la vérité en politique et il défend une thèse précise : non seulement il est nécessaire de dire la vérité en politique, mais les temps dans lesquels nous sommes entrés exigent qu’on la dise. C’est une thèse, je ne prétends pas qu’elle ait raison. Je raconte dans ce livre une scène absolument extraordinaire : nous sommes en Grande-Bretagne, en 1936, je crois. Vous imaginez ce qu’en 1936 les bruits de bottes disent ce qu’Hitler est en train de préparer. Churchill, à l’époque l’homme politique le plus impopulaire de toute l’Angleterre parce que la droite l’accuse d’être passé à gauche et la gauche l’accuse d’être resté à droite, se lève et interpelle le Premier ministre, Baldwin. Il lui dit : « Comment est-il possible que, sachant ce que vous saviez, vous ayez fait campagne en 1934 sur le désarmement de l’Angleterre ? » et Baldwin se lève pour lui répondre et lui dit : « Je vais vous répondre avec une effroyable sincérité… (ce sont les deux mots qu’il utilise)  : en 1934, l’opinion publique britannique n’avait jamais été aussi pacifiste, j’étais le chef d’un grand parti, je devais gagner les élections (je cite à peu près exactement cette réponse), donc, pour gagner, j’ai fait la campagne que le peuple souhaitait. »

Il me semble qu’il y a là, la différence exacte entre les hommes politiques dont le but est de gagner les élections, et les hommes qu’on appelle « d’État » que moi j’aurais tendance à appeler simplement « civiques », dont le but est de défendre devant leur pays, les nécessités que l’histoire leur impose. Donc, je défends l’idée qu’il a toujours été justifié que des hommes civiques s’engagent sur ce qu’ils croyaient être la vérité de leur pays, y compris la réalité.

Désormais, nous sommes entrés dans un temps où l’on ne pourra plus gouverner en racontant des histoires parce qu’Internet vous donne immédiatement le fact checking. Ce n’est pas encore totalement développé, un certain nombre discours permettent de vérifier que nous ne sommes pas encore dans la révélation des affirmations approximatives, mais cela vient : les formulations que vous avez faites il y a plusieurs années vous reviennent en boomerang parce qu’on les projette sur écran. C’est un temps où la cohérence et la vérité vont devenir nécessaires. Je ne suis pas absolument certain que la primaire, « précise » comme dit Éric Woerth, donne une illustration de la thèse que je défends, mais en tout cas, c’est ma thèse. Je crois que c’est nécessaire, quand on a une certaine idée de l’engagement politique et que cela va être obligatoire, en raison de l’évolution du monde de l’information auquel nous sommes désormais confrontés.

Alain Duhamel
C’est en tout cas une thèse claire, plus française qu’américaine, me semble-t-il, en ce moment.

Éric Woerth
Deux ou trois points :
– Faut-il mentir pour être élu ? Je ne crois pas. J’espère que si on fait un sondage, vous direz tous le contraire. Évidemment, le mensonge n’est pas inscrit au cœur de l’engagement politique. Personne n’a envie de mentir ou ne peut mentir. Parfois, des propositions dans des projets peuvent bien évidemment évoluer. Au fond, je pense, en tout cas, je fais crédit aux hommes et femmes politiques qui se présentent aux élections présidentielles, et considère, qu’à un moment donné, leur vérité est totale et que les circonstances peuvent parfois changer le chemin.

Mais en tout cas, faut-il dire toute la vérité ? Probablement pas. Comme le médecin ne dit pas toute la vérité à un moment donné, comme le chef d’entreprise ne dit pas toute la vérité pour un certain nombre de raisons. Cela ne veut pas dire qu’il ment. Il faut expliquer, programmer, des décisions doivent être évidemment confidentielles, car leur efficacité en dépend. Mais le principe même est la vérité la plus totale.

Il y a quand même trois hommes politiques qui, aujourd’hui sont mis systématiquement sur le devant de la scène, par la droite comme par la gauche d’ailleurs : Churchill, de Gaulle et Clemenceau. Les trois ont plutôt été des hommes de vérité, parfois même de forte vérité. Ils ont tous été battus à un moment par leur propre opinion publique, pour des raisons différentes, dans des circonstances différentes, mais, au fond, tous ont été renvoyés « dans leur foyer » à un moment donné. Certains sont revenus, d’autres pas. Donc, l’opinion publique peut, parfois, juger très différemment de l’histoire.

– Et puis il y a aussi trois exemples de campagnes présidentielles :

  • Chirac est élu sur la fracture sociale. Il qualifie la France à l’Euro. Il a raison, il y a un écart entre ce qu’il dit et ce qu’il fait. Et puis, nous sommes renvoyés. En 1997, nous sommes battus.
  • Sarkozy est élu sur le « Tout est possible » avec la puissance du politique, sur un programme assez précis. Il fait exactement ce qu’il a dit. Au mois de juillet, un projet de loi appelé « TEPA » (Travail Emploi Pouvoir d’Achat) reprend la plupart des propositions d’ordre économiques qu’il a soumises. Et pourtant, là, commence la rupture avec l’opinion publique.

C’est exactement le contraire de ce que fait Chirac quelques années auparavant. Dans deux circonstances différentes, le résultat est le même.

  • François Hollande est élu en disant : « Les Français devront faire des efforts ». Au fond, c’est vrai, il faut faire des efforts, mais il ne dit pas que cela va concerner tout le monde. Là, il y a une rupture totale avec Ayrault, etc. et, finalement, par la suite, il a bien du mal aussi à s’en remettre.

Donc, on voit bien que dans des situations très différentes, avec des projets ou des hommes extrêmement différents eux-mêmes, les choses sont compliquées.

Je partage l’opinion de François Bayrou : dans la France d’aujourd’hui, il est impossible de ne pas dire la totale vérité sur le diagnostic qu’on porte sur le pays et en même temps, sur les solutions qu’on va y apporter. C’est impossible et c’est en cela d’ailleurs que cette élection présidentielle est assez nouvelle parce qu’elle dure longtemps. Les élections présidentielles, souvent, ne durent pas longtemps. Elles sont dans l’esprit longtemps avant, mais, finalement, les gens ne se dévoilent que tardivement ou ne dévoilent leurs véritables idées que tardivement. Et cette élection présidentielle a, au fond déjà commencé, par des préambules. Et ces préambules permettent au fond à l’opinion publique de commencer à absorber un certain nombre d’idées dont elle n’aurait pas très envie. Quand on parle de baisse de l’indemnisation du chômage, c’est quelque chose de compliqué à expliquer. Quand vous dites que, pour mieux embaucher, il faut plus facilement licencier, ce n’est pas spontané, intuitif. Cela peut donner le sentiment que nous, nous souhaitons une société plus précarisée. Donc, il faut expliquer tout cela et les Français sont prêts à l’entendre, me semble-t-il. Mais il faut expliquer tout cela, expliquer que cela ira mieux parce que nous mettrons en œuvre des séries de décisions qui répondent à une réflexion et ne sont pas d’ordre comptable ou juridique, mais correspondent à une vision du pays. Donc, il ne faut pas raconter des histoires, mais une histoire : celle de l’avenir du pays, et cet avenir passe par une vision, mais ce n’est pas suffisant. Il passe aussi par des engagements très précis. Et ces engagements ne peuvent évidemment pas s’éloigner de la vérité.

Questions avec la salle

Alain Duhamel
Nous allons passer aux questions. Naturellement, chacun de vous trois pourra répondre dès qu’il le souhaite. J’aimerais bien que les questions en soient véritablement, c’est-à-dire pas des témoignages ou des autobiographies, même si elles peuvent par ailleurs très intéressantes.

Dominique Chagnollaud
J’ai une question, M. Woerth, sur la prolifération des autorités administratives indépendantes, qui sont une maladie française. Et avec un peu d’ironie, je voudrais vous demander comment vous expliquez que cette maladie contamine même les partis politiques puisqu’il y a des hautes autorités chez les républicains.

Éric Woerth
En réalité, ce sont les circonstances, encore une fois. L’élection à la présidence de l’UMP a été assez catastrophique à une époque. Donc, pour répondre à cela, il a été choisi de procéder ainsi et c’est tant mieux. Une haute autorité, et je parle sous le contrôle de membres de celle-ci, dit le droit et les règles de fonctionnement. Évidemment, il y a une liberté et un travail (qui peut y participer, etc.) effectué en dehors. Globalement, je ne suis pas opposé aux gens qui composent les hautes autorités, j’imagine qu’ils sont de toute façon très engagés, mais ce n’est pas le sujet. Celui-ci est : « Doit-on démembrer le pouvoir politique pour le confier à d’autres, tout simplement parce qu’on n’ose plus l’exercer ? ». C’est aujourd’hui cela. On n’ose plus, on a peur de l’exercice du pouvoir. C’est visible tous les jours.

Jean-Jacques Étienne
J’aurais une simple question sur les débats d’idées dans les partis politiques. Avant de critiquer les appareils politiques, il faut savoir ce qui s’y passe. J’ai personnellement le sentiment que les partis politiques ne jouent plus leur rôle, que le travail de réflexion politique en interne ne se fait plus du tout, n’existe pas. Je me demande quelle est la légitimité de gens, très éloignés de la base, choisis entre soi, c’est-à-dire qui existent en politique parce qu’ils se connaissent bien et se fréquentent et comment ils peuvent ensuite subvenir à l’avenir du pays.

Édouard Philippe
S’agissant des partis politiques, j’ai commencé tard, parce que je me suis fait élire localement avant d’être membre d’un parti politique, mais j’ai commencé fort parce que la première fois que je suis entré dans un parti politique, cela a été pour le diriger. C’était l’UMP et c’était avec Alain Juppé et Éric (Woerth) qui était trésorier à cette époque, en 2002.

Je n’ai pas une fascination pour les partis politiques, j’ai fait deux ans et je ne le referai plus, c’est fini, mais je sais, et je l’ai dit tout à l’heure, qu’ils sont indispensables. On ne peut pas faire sans, cela n’existe pas. On peut choisir soi-même de vivre à l’extérieur (des partis politiques). C’est compliqué lorsqu’on a une vie politique engagée, qu’on a envie de la faire vivre et de continuer d’exercer le pouvoir, mais on peut faire ce choix. Ou on peut rester à l’intérieur (des partis politiques). Ils sont imparfaits, bien sûr. Évidemment que tous ceux qui décident de s’engager ne le font pas tous toujours pour d’excellentes raisons. Évidemment que la brutalité inhérente aux débats d’idées, surtout en France, et à la conquête du pouvoir fait que ce n’est pas un monde caractérisé par une grande tendresse.

Tous ceux qui appartiennent à un parti politique et qui y ont vécu savent que tout cela est vrai, mais qu’en même temps, des relations très intenses peuvent se créer dans un parti politique, qui peuvent très dures, mais aussi très fortes et positives ; des amitiés, des dévouements, des loyautés… cela existe aussi dans un parti politique.

Ensuite, à quoi sert un parti politique ? Normalement, cela devrait servir à sélectionner, à former et à présenter ensuite aux élections. Peut-être que la mission de formation fonctionne moins bien qu’avant. « Peut-être » parce que la petite expérience que j’ai est que quand on regarde les choses avec un peu de distance et dans le passé, on a toujours l’impression que cela marchait très bien. Et peut-être aussi que, ce qu’on retient, est ce qui marchait très bien. Les partis politiques formaient-ils mieux les militants et les candidats il y a vingt ou cinquante ans qu’aujourd’hui ? Je ne sais pas. Il se trouve qu’au Havre, dont je suis maire, nous avons une vie politique intense autour du Parti communiste. Celui-ci est encore un parti politique qui, prenant des militants engagés à la base, les forme aux affaires, à l’expression et au débat publics. Je ne dis pas que je suis d’accord avec eux, souvent ce n’est pas le cas, mais je constate que cette formation politique continue, évidemment dans des proportions bien inférieures à celles qui prévalaient auparavant. Et quand je regarde mon parti politique, je vois la même chose. Je vois beaucoup de choses qui ne me satisfont pas, je vois beaucoup de points de désaccord, mais je vois aussi des gens qui, localement, s’engagent, essaient de se poser la question de savoir comment commencer à faire de la politique. Cela n’est pas facile, il n’y a pas de recette, mais les partis politiques offrent au moins la possibilité de se confronter, de discuter, d’apprendre à s’exprimer en public, de commencer à monter des opérations logistiques… encore une fois, la meilleure chose que vous puissiez faire si vous n’aimez pas les partis politiques, c’est d’y entrer. Vraiment. Massivement.

Jean-Jacques Étienne
Ceci mérite une réponse. Je suis président du Parti radical dans l’Indre, depuis 1976. C’est vous dire à quel point je suis très impliqué dans un parti politique et l’un des plus vieux, je crois. Maintenant, que deviennent les partis politiques aujourd’hui, c’est autre chose.

Alain Duhamel
Nous avons le secrétaire général d‘un parti, le président d’un autre. Ils vont avoir à répondre, l’un comme l’autre. Nous allons suivre le système « giscardien » : le plus élevé hiérarchiquement parle en dernier.

Éric Woerth
Comme toi, Édouard, je ne suis pas particulièrement fasciné par les partis politiques. Je crois en l’engagement politique ; quand on est engagé, finalement, on s’inscrit dans un parti. Sinon, on est engagé autour de soi-même, de son propre ego, de son propre nombril.

La question est : « Les partis politiques sont-ils utiles ou pas ? ». Je crois que oui, cela canalise la vie politique, y met un peu d’organisation. Il y a des hauts et des bas, des partis qui vivent des bons moments, d’autres de très mauvais.

Jouent-ils encore leur rôle ? Je le crois. Ils sont très décriés, considérés comme ringards. Les beaux parcours peuvent être considérés comme en dehors des partis politiques parce que, tout à coup, le parti politique deviendrait quelque chose de totalement partial, c’est-à-dire au service d’intérêts particuliers et des ambitions des uns et des autres. Il y a de toute façon, cette suspicion autour de la politique, extrême, mais parfois justifiée. À nous d’essayer de la rendre plus crédible aujourd’hui. Évidemment, les partis politiques sont au cœur de cette entreprise de suspicion et ils doivent faire leur travail. Je pense que c’est ce que nous faisons, en tout cas pour le parti que je connais le mieux, le mien : Les Républicains. Nous avons travaillé sur un projet, au fond essayé de dire quelles sont nos convictions de façon la plus précise possible et pas uniquement « La culture, c’est l’avenir du monde » ou « Les jeunes, c’est l’avenir de la nation ». Nous sommes quand même allés un petit peu plus loin que cela. Le parti a joué son rôle, même avec une primaire. Il a sorti un projet, travaillé de façon publique pendant des mois sur celui-ci, puis a présenté des candidats. Ce n’est pas si simple que cela, dans les contextes d’aujourd’hui. Il a quand même eu une démarche extrêmement construite qui doit permettre d’exposer devant la population. Celle-ci, lorsqu’elle votera pour quelqu’un, saura exactement pour qui et pour quoi elle vote. Pour moi, c’est la condition sine qua non de la réforme. Sinon, il n’y a pas de réforme, que des blocages. Il n’y a pas d’éloignement de la base, il n’y a pas plus proche, me semble-t-il, de la base ou des Français, que les hommes et les femmes politiques qui, en général, appartiennent à un parti politique.

Lorsque je suis entré chez Arthur Andersen, il y a quelques années, mon premier déjeuner avec des associés a été de tomber sur le politique que j’étais, qui était un animal incongru dans ce milieu des cabinets d’audit, et de dire : « Vous ne connaissez rien à ce que veulent les Français. » Je leur ai demandé : « Que faites-vous de vos samedis et dimanches ? Vous allez au travail le samedi matin pour montrer que vous travaillez aussi un peu le week-end, puis, après, vous vous occupez de votre famille, de votre tennis, vous faites vos courses… ce que vous voulez. Les élus, quels qu’ils soient sont sur le terrain, s’occupent de tous les gens qui ne reçoivent dans leur boîte aux lettres que des factures ou des rappels des impôts, qui n’ont pas de réseau. » Nous faisons cela et c’est formidable. Nous ne sommes pas éloignés du terrain. Nous avons parfois du mal à lui répondre. Quand un homme politique, un futur président de la République ou un président de la République est face aux Français, c’est malheureusement souvent pathétique. Regardez ces émissions de télévision où ils sont en face de quelqu’un qui est au chômage. La réponse du président de la République va être de dire « baisse de charge », « compétitivité »… que sais-je ? Il y a un décalage complet. Le parti politique peut essayer d’absorber cela et faire en sorte qu’il y ait plus d’humanisation, au fond, dans la vie politique. Et puis, le débat doit bien avoir lieu quelque part. C’est quand le débat n’a lieu nulle part que cela « explose ». Le débat doit avoir lieu au Parlement, on ne doit pas le supprimer. Il doit avoir lieu aussi dans les partis politiques. Sinon, il se passe dans la rue : les explosions de colère sont de pire en pire. La loi El-Khomri est un débat qui n’a pas eu lieu au fond : il n’a pas vraiment eu lieu au Parlement où il a été bloqué ; il n’a pas eu lieu au Gouvernement, parce que cela s’est fait très vite et il n’a pas eu lieu dans le parti politique parce que le Parti socialiste n’existe quasiment plus. Ce n’est donc pas un bon fonctionnement de la démocratie. Je suis pour un débat mature, dans la société du XXIe siècle, en utilisant tous les moyens possibles, en considérant que tous les citoyens sont égaux en droit, qu’ils fassent partie ou pas d’un parti politique. Mais en même temps, les partis sont utiles.

François Bayrou
La question du président du Parti radical de l’Indre portait sur la vie intellectuelle dans les partis, sur la réflexion. C’est une question extrêmement fondée à mes yeux pour deux raisons principales et, sur ce point, je me distinguerai de ce qu’Éric Woerth vient de dire :

  • de débat au Parlement, il n’y en a plus. Si vous additionnez l’extrême-droite, l’extrême-gauche, le centre indépendant et peut-être quelques écologistes, il n’y a que les deux partis dominants et leurs satellites qui sont représentés. C’est-à-dire que 60 % des Français ne le sont pas. Et vous ne pouvez pas avoir un débat intéressant pour l’opinion, qui mobilise et permet un échange d’arguments, si vous avez un parlement dans lequel 60 % des Français ne sont pas représentés. Donc, je pense que c’est une question fondamentale qui empêche que la catharsis démocratique ait lieu. C’est la première raison. À mon sens, elle est très grave, car elle fait que la réflexion dans les partis part souvent des attentes de l’opinion qui n’est pas exactement ce que vous souhaitiez, si j’ai bien compris (il s’adresse à Jean-Jacques Étienne).
  • Deuxième raison : la crise générale de la politique qui se focalise, ainsi qu’Éric Woerth l’a dit entre les lignes et là je suis d’accord avec lui, sur l’effondrement du projet de la gauche. Parce qu’en France, le point de repère de la pensée politique était, à tort et je le regrette beaucoup, le projet eschatologique de la gauche : un jour, les lendemains chanteraient. Au fond, c’était très important dans le débat public. Or, le projet de gauche s’est effondré et pour dire les choses extrêmement précisément, il s’est effondré en Grèce avec Tsipras : vous gagnez une élection sur le thème « On va dire non aux nécessités qu’on veut nous imposer », vous faites, cinq mois après, un référendum pour vous faire confirmer votre mandat, le peuple vote pour cette confirmation à 65 % le dimanche et le jeudi, vous faites le contraire. Pour Tsipras, ce n’est pas par vice, mais parce qu’il n’a pas pu faire autrement que constater la réalité de ce qui allait se produire pour son pays. Cette prise de conscience a marqué, j’en suis sûr et je crois que les historiens le verront, le terme de l’idéologie et du rêve de la gauche. Ce qui fait que, la pensée intellectuelle en France aujourd’hui, est extrêmement tourmentée, compromise et affaiblie et pas seulement dans les partis politiques.

Ces deux raisons font, pour moi, un système. L’une et l’autre expliquent une partie de la crise de la réflexion politique que vous déplorez.

Alain Duhamel
Je crois que nous avons encore le temps pour une ou deux questions…

François Froment-Meurice
Je voudrais revenir sur un point qui a beaucoup marqué celles et ceux qui ont participé à cette période. Pendant les trois années, de 1978 à 1981, c’est Raymond Barre, la Constitution le lui imposait, qui a utilisé presque toutes les semaines l’article 49-3 de la Constitution. Le 49-3 était rendu nécessaire parce que la majorité, avec ses deux composantes, n’était pas un modèle de bonne entente à l’époque et que nombre de calculs de la part de certains visaient à ne pas avoir à voter telle ou telle mesure pour ne pas avoir à en être responsables. C’était des calculs éloignés de la philosophie politique de Raymond Barre qui n’aimait pas beaucoup ce genre d’attitudes.

J’ai été très surpris du tremblement qu’a fait tout récemment l’usage du 49-3 lors de la loi El-Khomri, car, à l’époque, et je pense qu’on s’en souvient ici, c’était au fond, relativement simple : on utilisait le 49-3 parce qu’on n’avait pas les moyens de faire autrement. Et Philippe Mestre se souvient bien de son utilisation au moment de l’article d’équilibre du budget de 1980 qui, ensuite, a provoqué un désastre au Conseil constitutionnel comme le sait très bien Pierre Steinmetz…

Alain Duhamel
Tout cela vous mène à quelle question ?

François Froment-Meurice
La question est la suivante : les rapports que M. Barre entretenait comme Premier ministre avec les chefs de partis sont-ils ceux qu’entretient aujourd’hui le Premier ministre avec les chefs de sa majorité ou ont-ils substantiellement, comme je le pense, changé de nature ?

Alain Duhamel (s’adressant aux intervenants)
Vous pouvez répondre comme vous le voulez. Même si vous n’êtes pas forcément des orfèvres en ce qui concerne les partis de l’actuelle majorité, votre point de vue est intéressant.

Éric Woerth
Je pense que la Constitution étant ce qu’elle est, on peut utiliser évidemment tous ses articles sans tomber sous le feu de la critique. Je ne sais pas si on peut comparer la situation de l’époque avec celle d’aujourd’hui. En tout cas, c’est une majorité qui n’en est plus vraiment une, sinon, il n’y aurait pas de 49-3 au fond.

François Bayrou a probablement raison en disant que la pensée politique s’affaiblit puisqu’il y a une grande montée des arrière-pensées qui tuent la pensée et, dans le cas de majorités qui se fractionnent, il s’agit évidemment d’arrière-pensées. Je ne sais pas s’il y a eu une différence idéologique à l’époque, je ne la sens pas vraiment, mais aujourd’hui il y en a une, profonde, peut-être plus estimable, entre ceux qui s’opposent à François Hollande et qui viennent de la gauche. On voit bien qu’il y a plusieurs gauches, plusieurs façons de penser l’avenir du pays. C’est un débat qui vaut la peine et peut arriver en cours de mandat.

Le 49-3 peut avoir un intérêt, mais il a quand même de grands défauts évidemment, donc il faut tenter de l’éviter, car, alors, le débat a lieu ailleurs. De toute façon, dans un pays comme le nôtre, il y a débat. J’aime autant que le débat ait lieu au Parlement, même si c’est compliqué, car le Parlement ne sait pas débattre en vérité. Ce sont des discours à côté les uns des autres, des amendements brutaux, il n’y a pas vraiment débat, mais enfin, il vaut mieux parler longtemps au Parlement que de ne pas parler, car, alors, on parle ailleurs. Je ne crois pas que les associations, les ONG, les micro-partis, les « Nuit debout », les expressions populaires de toute nature ou simplement les réseaux sociaux peuvent servir un débat organisé en démocratie même si je ne mésestime pas l’intérêt d’une forme, non pas d’une démocratie directe, mais d’écoute directe des citoyens par les médias qui sont les nôtres aujourd’hui.

Donc, si on peut éviter le 49-3, il faut le faire. Je pense qu’à l’époque, les raisons étaient probablement moins élevées que celles d’aujourd’hui, il n’y avait pas de fracture idéologique comme aujourd’hui dans la gauche.

Édouard Philippe
Pour aller un peu dans le même sens, il y a une différence, me semble-t-il, assez fondamentale : le 49-3 n’a pas changé, mais le discours sur celui-ci s’est un peu modifié. Autrement dit, lorsque vous êtes un responsable politique qui dit : « Le 49-3 est un instrument légitime de l’action et du parlementarisme rationalisé, certes dirigé contre sa propre majorité plutôt que contre l’opposition, mais néanmoins il a été conçu pour cela, donc on peut parfaitement l’utiliser quand on en a besoin » et que vous l’utilisez : finalement c’est une « petite affaire ».

Lorsque votre discours est de dire : « Le 49-3 est un instrument inique, anti-démocratique, qui interdit le débat, qui est scandaleux, jamais je ne l’utiliserai », il est sûr que, lorsque vous l’utilisez : alors cela devient une « grosse affaire ».

Pourquoi le 49-3, cette fois-ci, a fait un tel bruit ? Parce que nous étions sur un projet qui n’avait pas été présenté à la majorité, qui n’était pas partagé par la majorité et mis en œuvre par des gens qui, depuis au moins quinze ans expliquaient que, par essence, le recours au 49-3 était anti-démocratique. Lorsque, pendant quinze ans vous avez dit cela et que vous utilisez le 49-3, cela se passe mal.

À mon avis, c’est juste cela, mais c’est déjà beaucoup.

François Bayrou
Je pense qu’il y a une grave erreur dans la manière dont le Gouvernement a utilisé le 49-3 sur la loi El-Khomri : il l’a fait avant le débat, pour empêcher celui-ci. Or, voilà un texte non annoncé aux citoyens, présenté comme central, révolutionnaire, même si le président de la République n’est pas venu dire devant les Français de quoi il s’agissait. Il n’est même pas examiné à l’Assemblée nationale.

Très différente eût été la situation si l’on avait conduit et peut-être même épuisé le débat. Au moment du vote, on aurait alors pu utiliser le 49-3 ; symboliquement, ce n’est pas du tout la même chose. De ce point de vue là, le 49-3 signifie que l’on n’a pas de majorité. Cette situation créée dans le pays est strictement homothétique de l’effondrement de la gauche comme projet, au sens unificateur que je décrivais précédemment.

Éric Thouvenel
Ma question sera pour vous trois : il y avait chez Raymond Barre, une perspective historique, une notion de rapport de confiance avec l’avenir. Ne pensez-vous pas que, dans le débat actuel, où on entend beaucoup de choses sur la « boîte à outils », et sur des réactions à l’actualité, cette incapacité de chacun des candidats à exprimer comme Raymond Barre l’a fait très clairement en 1988, quelle France et quel objectif on veut dans vingt ans, est une des raisons pour lesquelles un gros tiers des Français, va voter pour des solutions simplistes et stupides ?

Éric Woerth
Dans le passé, on a beaucoup reproché aux politiques d’être trop généralistes, d’afficher des visions, mais jamais d’outils. Je pense qu’il faut les deux. Aujourd’hui, l’on pourrait en convenir que le monde politique est très décrédibilisé. Ce n’est pas la première fois dans l’histoire, mais, avec 6 millions de chômeurs et DAESH à nos portes, cela crée des tensions réelles auxquelles il faut apporter des réponses réelles, dire une histoire, afficher une vision. Les mesures techniques ne sont qu’au service de cette vision. Le débat des primaires, comme celui de l’élection présidentielle, permettront aux uns et aux autres, puis à celui ou celle qui portera les couleurs de la droite et du centre, d’afficher cela (cette vision).

Je ne pense pas qu’on puisse être élu en étant à la fois un ministre de l’Intérieur, un ministre de l’économie… je pense qu’on est élu parce qu’on est un président de la République. Et un président de la République, sur cinq ans, ne peut pas totalement se désintéresser du « comment » et du « quand ». C’est absolument indispensable. La seule façon, me semble-t-il de recréer un rapport de confiance est d’être sur ces deux tableaux, mais très sérieusement.

(Édouard Philippe et François Bayrou indiquent qu’ils sont d’accord avec les propos tenus par Éric Woerth.) 

Alain Kaspereit
Le sujet est « l’exercice du pouvoir ». Croyez-vous qu’aujourd’hui, on peut en parler de la même manière qu’à l’époque de Raymond Barre, dans la mesure où les partis politiques sont complètement déconsidérés, que le sentiment dans l’opinion est que ce pouvoir est confisqué par une petite partie d’élites formées dans quelques mêmes écoles ? Avec les moyens de communication et d’information dont disposent les électeurs, croyez-vous qu’aujourd’hui les partis politiques tels qu’ils sont, sont encore une réponse aux évolutions de la société et de l’information dont disposent les membres de la société et au sentiment que ceux-ci ont souvent de ne pas pouvoir participer au débat, confisqué, malgré les semblants de consultation ?

Édouard Philippe
Si l’exercice du pouvoir a changé, cela n’est pas parce que les partis politiques sont déconsidérés, mais peut-être parce qu’un certain nombre d’éléments déterminants dans l’exercice du pouvoir ont changé.

Aujourd’hui, lorsque vous êtes Premier ministre, vous avez des responsabilités considérables, mais 80 % de l’investissement public ne dépend pas de vous, mais de collectivités territoriales. Ceci n’a rien à voir avec la situation de 1976, 1977 ou 1978. Vous avez face à vous des régions, des communes, avec une légitimité politique forte, avec des gens élus en général assez longtemps, avec des marges de manœuvre et capables d’investir. Bref, vous vous retrouvez dans une situation où vous devez exercer le pouvoir qui n’a rien à voir avec 1976 !

Avant 1980, un grand projet d’aménagement était mené par l’État, avec une administration et des moyens et très peu de local. Aujourd’hui, ce n’est pas comme cela et ce ne peut plus l’être. L’exercice du pouvoir s’est totalement transformé. Le pouvoir n’est pas moins fort, mais il s’est émietté.

La force avec laquelle le regard est porté par les Français, non seulement sur les décisions prises, mais également sur la façon dont elles le sont, s’est totalement transformée. On citait tout à l’heure Internet, mais il faut aussi ajouter les chaînes d’information en continu. La force de l’intégration européenne, celle de la décentralisation, l’absence de marge de manœuvres budgétaires, l’espèce de course normative… tout cela a transformé l’exercice du pouvoir.

Mais l’exercice du pouvoir c’est s’adapter à des contingences pour aller à l’essentiel.

Donc, oui, on n’exerce plus le pouvoir comme auparavant. Je ne sais pas si c’est plus ou moins dur, mais c’est différent. Tout l’art de l’homme d’État, du politique, est de tenir compte de cette nouvelle grammaire pour aboutir à l’effet recherché. Cela reste l’art de gouverner et c’est toujours possible.

Éric Woerth
Y a-t-il une captation du pouvoir par les élites ? Peut-être. La seule solution pour répondre à cela est de se dire qu’il faut de la diversité. On voit bien qu’il y a de moins en moins de gens qui ont fait l’ENA dans les gouvernements. Dans la culture populaire, l’ENA est un marqueur des élites. En général, les partisans de la suppression de l’ENA l’ont faite ou l’ont ratée, mais ne sont pas totalement insensibles à son idée.

Je n’ai pas fait l’ENA, je ne suis pas sorti d’un grand corps et n’ai aucune volonté de supprimer l’ENA. Il faut une école qui prépare aux métiers du service public. Il faut probablement réformer la scolarité, mais toutes ces questions doivent être posées pour toutes les écoles.

On voit bien que les populismes l’utilisent, sans jamais nommer exactement ce qu’est le « système », « l’entre soi »… nous avons un peu cela en France, depuis toujours. Pour essayer de rompre avec, il faut accélérer la diversité dans la représentation du monde politique, mais aussi dans celle du monde en général. L’ascenseur social est tout de même un peu en panne ces dernières années. Toutes les statistiques le montrent.

François Bayrou
Édouard Philippe a dit : « L’État n’a plus les moyens de l’action, des investissements… » C’est vrai, en partie.

Mais ce que Barre avait saisi et exprimé admirablement est que la principale responsabilité de l’exercice du pouvoir est la création d’un sentiment de confiance. C’est l’une des choses les plus profondes et les plus justes que cette période nous avait permis de dire. Ce qui me frappe aujourd’hui est la perte absolue du sentiment de confiance parce que ceux qui ont exercé des responsabilités récemment n’arrivent pas à définir un cap (c’était aussi un mot que Barre aimait bien), mais aussi parce qu’ils sont extrêmement mal à l’aise avec les changements que la réalité leur impose d’assumer.

On a donc le sentiment d’une parole trompeuse.

Il faut ajouter à cela le poids, à mon avis excessif, des impératifs de communication ou des structures qui assument la communication. Je pense que les éléments de langage, les formules fournies à l’avance, l’absence complète de naturel, de spontanéité, d’authenticité, de maîtrise de la langue qui sont vraiment la marque de la vie politique dans la plupart de ces expressions, ajoutent à la perte de confiance. Ce que Barre avait senti et que de Gaulle a montré admirablement dans les quatre ou cinq premières années de son mandat est que, quand un pays retrouve un sentiment de confiance et donc son unité autour d’une volonté, alors les choses peuvent changer très vite.

Je pense que ceci est une des responsabilités principales que l’action politique doit se fixer.

 

Alain Duhamel
Je vous remercie beaucoup tous les trois.

Je voudrais simplement relever d’une part à quel point le côté atypique, non conformiste de Raymond Barre par rapport à ses contemporains, permet aux questions qui se posent à son sujet de se poser aujourd’hui, à propos de l’actualité.

Je voudrais dire par ailleurs que ce qui m’a frappé est le fil de toutes ces discussions et de vos réponses, avec chacun sa sensibilité naturellement. Ce fil tournait assez largement autour des questions de sincérité de celui qui s’exprime, de confiance ou non de ceux qui l’écoutent. Il me semble que c’est la différence que pouvait représenter Raymond Barre, car, même quand il était impopulaire, c’est-à-dire lorsqu’il était au pouvoir, il était néanmoins respecté.

La question est de savoir si, à l’issue de la campagne qui commence, celui qui sera élu sera susceptible d’être respecté, car c’est cela la clé de la confiance.