Table ronde « Situation de l’Europe »

Table ronde « Situation de l’Europe »

Président/modérateur : Renaud Girard, chroniqueur international au Figaro

Témoins :
Jean Bizet, sénateur de la Manche, président de la Commission des affaires européennes du Sénat
Alain Lamassoure, député européen pour l’Île-de-France

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Jacques Bille, délégué général de Présence de Raymond Barre

Le deuxième thème choisi pour cette matinée est l’Europe.

Il s’agit d’essayer de voir ce qui demeure d’actualité dans la pensée, dans l’action, dans la vision qu’avait Raymond Barre des affaires européennes. Barre et l’Europe, c’est une histoire dense, riche, longue dont beaucoup, dans la salle, ont été les témoins ou les acteurs.

Pour ce faire, trois personnalités sont présentes : Renaud Girard, qui va présider et animer cette rencontre, entouré du sénateur Jean Bizet et d’Alain Lamassoure.

  • Renaud Girard est un journaliste d’origine fort intellectuelle puisqu’il est normalien et énarque. Il est devenu grand reporter et reporter de guerre. Tout le monde a lu nombre de ses œuvres : ses livres, ses articles ou ses chroniques. Depuis quelques années, il est chroniqueur diplomatique au Figaro. Il y a une quinzaine d’années, il avait écrit un papier assez retentissant sur la paralysie des institutions européennes. Sa chronique sur la réforme nécessaire des institutions européennes parue ce matin dans le Figaro mérite sans doute débat et nous en parlerons peut-être tout à l’heure ;
  • Jean Bizet est sénateur et président des affaires européennes du Sénat ;
  • Alain Lamassoure est député européen depuis 1989. Il possède une grande expérience et a exercé de multiples fonctions, y compris ministérielles, en France, au titre des affaires européennes dont il est l’un des grands experts.

Je cède la parole à Renaud Girard.

Renaud Girard

Je suis très honoré d’avoir été invité à ce colloque. Je n’ai été reçu qu’une fois en tête-à-tête par Raymond Barre, mais j’avais beaucoup d’admiration pour lui. Je ne cache pas avoir voté pour lui en 1988. Pour moi, si la France va mal, c’est parce que le peuple français a fait « le mauvais tiercé », avec Chirac, Mitterrand, Barre. Barre a été « numéro trois » alors qu’il aurait dû être « numéro un ». Je considère que Raymond Barre est le dernier homme d’État français, dans le sens où, quand il rend les affaires en 1981, elles sont dans un meilleur état que lorsqu’il les a trouvées. On peut dire la même chose de Charles de Gaulle, car il rend aussi les affaires en meilleur état en 1969 que lorsqu’il les a trouvées en 1958.

Sous Raymond Barre, la France jouissait encore d’un immense respect en Europe et dans le monde. C’était un pays considéré même comme exemplaire. Hélas ! ce n’est plus le cas, même si j’espère que cela va changer.

Nous sommes invités à parler de Raymond Barre et de l’Europe ce qui est assez bienvenu puisque le sommet de Bratislava a promis de rendre l’Union européenne plus attrayante. Je pense qu’il faudrait qu’elle soit déjà plus lisible et compréhensible, personne ne connaissant bien les traités faisant office de Constitution européenne ou pourquoi il y a 28 ou 29 commissaires… Il y a donc vraiment des choses à faire en Europe.

Je propose donc de voir au cours de cette session, d’abord grâce aux souvenirs des invités, comment Raymond Barre qui a été vice-président de la Commission, a procédé à son époque, mais également de s’interroger, puisque des acteurs sont présents, comme M. Lamassoure, ancien ministre aux Affaires européennes et député européen ou le sénateur Bizet, président de la Commission européenne du Sénat, sur les solutions et la vision qu’aurait Barre aujourd’hui, s’il était aux affaires, de ce problème de l’Union européenne, de son organisation, du Brexit. Était-il d’accord ou pas avec la conférence de presse assez prophétique du général de Gaulle dans laquelle celui-ci disait que les Anglais n’avaient pas vocation à être membres de l’Union européenne ?

J’invite donc les invités à livrer leurs souvenirs sur Raymond Barre sans perdre de vue les principales questions : est-il possible ou non de pousser vers une Europe fédérale ? Si c’est impossible, il faut donc restreindre les prétentions de la Commission. Quel rôle peut ou doit jouer le président du Conseil ? Il y a un problème dans l’exécutif européen entre ces deux personnes qui s’expriment avant le sommet de Bratislava. Les coopérations renforcées, la flexibilité de l’Europe peuvent-elles fonctionner ? Comment bien négocier son départ avec le Royaume-Uni ? N’y a-t-il pas un risque de se « faire avoir » par les Anglais ? C’est-à-dire que ces derniers gardent tous les avantages de l’Europe, mais en transformant leur île en un immense Singapour avec un impôt sur les sociétés à 15 % pour attirer les sièges sociaux des grandes entreprises internationales en Grande-Bretagne. Le Parlement européen fonctionne-t-il ? Les gens peuvent-ils répondre si on les interroge sur l’identité et le rôle de leur député européen ? N’y a-t-il pas, là aussi, un problème dans le système des élections européennes ?

Les personnes présentes seront elles aussi autorisées à s’exprimer, mais j’invite dans un premier temps Alain Lamassoure à le faire, afin de faire part de ses souvenirs, aussi bien personnels qu’universitaires, de la vision européenne de Raymond Barre, mais aussi comment, selon lui, un homme comme Raymond Barre réglerait la crise actuelle.

Alain Lamassoure

Je ne suis pas sûr de pouvoir répondre, notamment à la deuxième question, mais je souhaite apporter quelques éléments.

Tout d’abord, je tiens à féliciter Pierre-André Wiltzer et dire l’immense plaisir et la très sincère émotion que je ressens en évoquant la grande figure de Raymond Barre devant ceux qui ont été autour de lui et avec qui j’ai travaillé voilà maintenant plus de trente ans.

Je suis très gêné de participer à un panel sur l’Europe parce que, même si je suis l’un des rares hommes politiques français à avoir décidé d’abandonner le plus beau des mandats politiques, celui de maire, et une carrière politique nationale qui avait bien commencé pour me consacrer totalement à l’Europe, dans la période de ma vie où j’ai travaillé avec beaucoup des personnes présentes et où j’ai eu l’honneur de travailler directement, assez régulièrement, avec Raymond Barre, ce n’était pas pour parler d’Europe.

Avec l’autorisation de Renaud Girard, je ne résiste pas au plaisir de raconter deux anecdotes qui m’ont beaucoup marqué et ont contribué à ma formation que je pense être celle d’un homme d’État.

À l’époque, j’étais à la présidence de la République, auprès de Valery Giscard d’Estaing, pour suivre les problèmes de développement régional, d’aménagement du territoire et d’environnement.

Première anecdote : je participe à un comité interministériel consacré aux industries agroalimentaires présidé par le prédécesseur de Raymond Barre, lequel était invité en tant que ministre du Commerce extérieur. La parole est donnée au ministre de l’Agriculture, au ministre des Finances, au ministre de l’Industrie puis, à la fin, au ministre du Commerce extérieur. Raymond Barre prend alors la parole (il était ministre depuis trois mois) en indiquant qu’il avait un point de vue différent. Il s’adresse au ministre de l’Agriculture en lui expliquant qu’il pense qu’on commet une erreur en réclamant, chaque année, une augmentation de tous les prix de l’ensemble de la production agricole, car cela satisfait les agriculteurs, mais, ce faisant, au bout de quelque temps, la production aujourd’hui non rentable des agriculteurs allemands sera rentabilisée et, un jour, ceux-ci seront meilleurs que la France en agriculture. Il explique ensuite au ministre de l’Industrie qu’il a tort, car ce n’est pas en acceptant que les prix à la production agricole augmentent régulièrement, que l’industrie agroalimentaire française sera compétitive à l’échelle mondiale, selon ce qu’il a constaté à Tokyo ou Washington. Pour lui, il y a donc besoin d’un prix de revient bas de la matière première pour être compétitif. Enfin, il s’adresse au ministre des Finances en le priant de ne pas croire que c’est en réglementant les prix que l’inflation sera évitée. Celle-ci disparaîtra le jour où sera supprimé le contrôle des prix. Silence de mort. Ce jour-là, tous les participants à la réunion ont compris qui serait le prochain premier ministre. C’était un discours d’homme d’État, avec le sens de l’espace, le monde, et celui de la durée. Les prochaines élections cantonales avaient lieu dans trois mois. C’était important. Mais la compétitivité française dans vingt ans l’était davantage et elle était mondiale. Et c’est ce que l’Europe apportait à l’époque à la politique française : la dimension de l’espace et celle de la durée. Sur la durée, la nécessité de prendre en compte cette dimension était facilitée par un taux de croissance qui était quand même à 3,5/4 % par an. « Lorsque la voiture va vite, nous sommes obligés d’avoir des phares qui éclairent loin. » Avec une croissance de 0,5 %, nous sommes tous tentés d’être myopes et nos politiques actuels n’y manquent pas.

Seconde anecdote : elle se situe après la plus grande catastrophe écologique qu’ait connue la France : le naufrage de l’Amoco Cadiz. Le Premier ministre décide de réunir à Matignon les 150 ou 200 maires des communes bretonnes du littoral victimes de la pollution, pour essayer de trouver avec eux un accord sur l’indemnisation, la prévention de la répétition de ce genre de tragédie, etc. Il tient donc un comité interministériel, j’en rends compte au président de la République et l’après-midi, avant qu’il réunisse les maires, je rencontre Raymond Barre en tête-à-tête pour lui expliquer la réaction du président de la République. Il refuse de me croire, estimant que, soit je suis en train de lui mentir quant aux propos tenus par le Président, soit le Président a bien tenu ces propos et si c’est le cas, c’est alors moi qui ai menti à ce dernier en lui donnant de fausses informations. Il ajoute que mon rôle, en tant que conseiller du président de la République, n’est pas de lui donner de mauvaises informations ou un avis personnel qui ne correspond pas aux réalités ou à ce que lui a dit. Ce faisant, je fais donc mal mon travail de conseiller du président de la République. Je me suis souvenu de ceci toute ma vie. Cette anecdote n’avait pas trait à l’Europe, mais je la considère comme importante.

Raymond Barre a été pour beaucoup un excellent professeur à Sciences Po. Il a été également vice-président de la Commission européenne, à un moment où les présidents des commissions respectives (il en a eu deux) n’étaient pas des personnalités extrêmement fortes et c’est lui qui, le premier, a réfléchi au prodrome de ce qui est devenu ensuite l’Union monétaire. Pierre Achard, qui est présent et a suivi cela à l’époque dans de hautes responsabilités, pourrait en parler mieux que moi qui en retiens deux idées très claires.

D’abord celle que l’Europe doit être « européenne » : tant qu’il n’y pas un pouvoir européen communautaire, c’est inutile. L’interétatique, appelée intergouvernementale en France, ne fonctionne pas. Nous en avons des démonstrations tous les jours. Si l’on veut une politique monétaire et économique commune, il faut évidemment que celle-ci soit définie au niveau européen par des responsables politiques européens ayant une vraie visibilité comme Alain Girard l’évoquait pour regretter qu’elle soit très largement insuffisante à propos du Parlement européen.

La deuxième idée a été exprimée plus tard par Raymond Barre, en 1999, à l’occasion d’un colloque à Genève à la veille du XXIe siècle, au cours duquel il a dit deux choses très importantes : il n’y a pas de raison que l’Europe soit condamnée à subir les évènements, elle peut y participer. Il estimait que nous avions notre place dans le XXIe siècle. Mais ce n’est pas la France, l’Allemagne ou le Royaume-Uni qui seront à la table du XXIe siècle, c’est l’Europe ou ce ne sera aucun d’entre nous. Ce qui veut dire que l’Europe doit être une puissance, pas seulement comme aujourd’hui une puissance commerciale, pas simplement une puissance économique et monétaire, mais aussi une puissance militaire et politique. Nous en sommes loin, mais nous cheminons lentement dans ce sens.

À partir de là, deux ou trois notations : d’abord, comprendre l’extraordinaire changement de l’Europe depuis Raymond Barre, sans d’ailleurs que celui-ci y ait été pour quelque chose, puisqu’à partir du moment où il a quitté la Commission européenne, il a été Premier ministre en France, mais dans le système français, ce n’est pas le Premier ministre qui fait la politique européenne, mais le président de la République. On a perdu le souvenir de cette Europe à l’époque où il était président de la Commission, autour des années 1970, lorsque le Conseil européen n’existait pas. Une des grandes bizarreries de la construction européenne dont on ne parle quasiment pas est, qu’au départ, elle a été l’œuvre de « seconds couteaux » politiques. L’Europe a commencé à se bâtir sans les dirigeants nationaux : Robert Schumann, personnalité dominante, n’était que ministre des Affaires étrangères. Certes, Adenauer était chancelier d’Allemagne. Mais pour le reste, on ne se souvient plus des signataires du Traité de Rome, dont on fêtera les 60 ans l’année prochaine. »

« La conférence de Messine a été convoquée par un ministre des affaires étrangères italien. Ceci est très curieux. Même le général de Gaulle n’a pas trouvé anormal le fonctionnement dans lequel il envoyait ses ministres, même s’il a essayé de faire d’autres propositions. Jusqu’à ce que le Conseil européen, la première fois à titre de « prototype » sous Pompidou puis en étant formalisé sous Giscard et Schmidt, se réunisse, l’Europe, en fait, était un système assez étrange, qui a prospéré dans ses premières étapes fondamentales, sans les grands dirigeants, mais avec un soutien naturel de toute l’opinion publique parce que, pour celle-ci, et sans qu’on ait besoin de faire de démonstrations compliquées, construire l’Europe voulait dire la paix, arriver à la réconciliation. Nous sommes aujourd’hui dans une situation profondément différente pour ne pas dire contraire.

Ensuite, nous sommes passés à une autre étape au cours de laquelle l’Europe s’est construite, à partir des décisions prises par les grands dirigeants, mais sans les citoyens.

Et nous sommes aujourd’hui dans une période très dangereuse, dans laquelle les citoyens sont invités à se prononcer, mais dans des conditions insatisfaisantes. Les grands dirigeants prennent toujours des décisions au nom de l’Europe, mais contre l’Europe, au profit de leur politique nationale. Pour résumer cela de manière un peu forte, le regretté Jean-Luc Dehaene, Premier ministre belge pendant sept ans, qui a participé à tous les Conseils européens à partir de la première moitié des années 1990, disait : « Quand nous allions à l’époque à Bruxelles, nous étions douze. Onze sur douze allaient à Bruxelles avec l’idée de définir la politique européenne et de faire avancer l’Europe. Le douzième était Mme Thatcher ou M. Major. Aujourd’hui, quand les vingt-huit vont à Bruxelles, il y a pratiquement vingt-huit Mme Thatcher autour de la table pensant : “Que puis-je retirer de l’Europe pour mon pays et pour mon intérêt électoral personnel ? ” »

Deuxième notation : du temps de Raymond Barre, on était persuadé que la méthode Monnet, appelée depuis méthode Delors, fonctionnerait. Nous étions au lendemain de la guerre, les haines étaient encore très vivaces entre nos pays, les méfiances gigantesques entre nos dirigeants. L’idée était de présenter un objectif modeste que personne ne pouvait refuser et, une fois cet objectif modeste atteint, de faire travailler ensemble les dirigeants de nos pays, les hauts fonctionnaires, le monde des affaires, les syndicats… donc ils se connaîtraient, la méfiance tomberait, petit à petit la confiance la remplacerait… Ce premier objectif modeste était de recréer un marché continental pour que nos entreprises ruinées puissent bénéficier d’une taille qui leur permette de lutter pas trop inégalement avec les États-Unis d’Amérique, mettre en commun l’essentiel de notre énergie et de nos matières premières. Sur la base de ce premier résultat, il s’agissait de donner le goût et l’envie aux participants d’aller plus loin ensemble, d’étendre les objectifs à d’autres domaines et d’autres compétences pour parvenir un jour à l’unité politique de l’Europe, mais on ne savait pas quand, ni ce que cela voulait dire exactement, l’essentiel étant dans la démarche : créer un engrenage vertueux. Celui-ci a formidablement fonctionné, mais avec des limites. Il a fonctionné en ce sens que le marché commun a inexorablement débouché sur l’espace unique et pour cela, il ne suffisait pas de supprimer les droits de douane, il fallait aussi que les entreprises soient soumises aux mêmes standards techniques, sanitaires, environnementaux, etc., donc que nous ayons une législation commune.

Et l’espace unique a débouché inexorablement sur l’espace monétaire parce qu’on ne pouvait pas courir le risque d’une dévaluation monétaire dans un pays, alors que la réglementation était applicable à toutes les entreprises (mondes agricole et industriel). Donc cet engrenage-là, il a magnifiquement fonctionné. Et à partir du moment où l’on était obligé d’avoir des normes communes, cela signifiait des lois communes. Les institutions, essentiellement techniques d’origine, se sont transformées en institutions politiques.

Aujourd’hui, le modèle politique européen est en réalité un modèle fédéral sans le nom (maudit dans la politique française), mais dans sa version parlementaire, comme en Allemagne, en Autriche ou au Canada et non pas dans sa version présidentielle. Nous avons un système législatif dans lequel la loi, pour être adoptée, doit être votée dans les mêmes termes par une chambre basse élue par le peuple, le Parlement européen, et par une chambre haute représentant les États qui constituent la communauté, le Conseil des ministres, l’équivalent du Bundesrat allemand. Et le chef de l’exécutif européen, le président de Commission européenne est non plus nommé, comme jusqu’à une période récente, comme un haut fonctionnaire international, par un accord entre les gouvernements, mais élu par la chambre basse au lendemain des élections à cette même chambre. Le PPE a gagné les dernières élections, son candidat, Jean-Claude Juncker est président de la Commission européenne. L’engrenage vertueux a donc fonctionné avec deux résultats historiques inouïs : la réconciliation et l’Union monétaire. D’abord la réconciliation : il serait absurde de dire que s’il n’y avait pas eu le Traité de Rome, il y aurait eu la Troisième Guerre mondiale. La paix a d’autres raisons. Par contre, la profondeur de la réconciliation entre les peuples est due à la construction européenne, au fait que, depuis 60 ans nos élites travaillent ensemble, que nos étudiants partent étudier les uns chez les autres, que nos retraités vont passer leur retraite les uns chez les autres. Cela est le résultat, le miracle de la construction européenne.

Et voilà maintenant plus de quinze ans qu’à la question qu’on pose tous les 6 mois pour avoir un baromètre : « Quel est, à votre avis, le peuple le plus proche du peuple français ? », deux Français sur trois répondent naturellement : « Le peuple allemand ». Et symétriquement. Lorsque nous avons reçu il y a quelques années, et que se sont exprimés en parallèle, dans l’hémicycle du Parlement de Strasbourg, Shimon Peres et Yasser Arafat, à un moment où leur relation était un peu difficile, sans s’être concertés, ils ont tenu pratiquement le même discours : « Merci l’Europe. Non pas pour l’aide que vous nous donnez, merci de ce que vous êtes, merci de ce que vous avez fait. Parce que si vous avez pu le faire, alors que vos haines historiques ont atteint le sommet de la barbarie de l’histoire de l’humanité, alors cela veut dire… » Pour moi, cela voulait dire que d’ici quelque temps, à la même question, les Israéliens répondraient : « Nos frères palestiniens ». Et symétriquement. L’actuel Premier ministre indien est venu dire la même chose : « Merci l’Europe pour ce que vous avez fait, parce que nous avons, nous aussi des voisins avec lesquels nous avons des relations tendues. » Au fond, dans quelques années, pourquoi ne pas envisager qu’à cette question, les Indiens répondent : « Naturellement, ce sont nos frères pakistanais. »

Cela, c’est le miracle. Et c’est l’Europe.

Le deuxième miracle, c’est l’Union monétaire. Cela nous paraît aujourd’hui complètement évident. Mais à l’automne 1998, j’avais effectué un tour des universités américaines de sciences économiques et les business schools, côte ouest et Middle West, pour expliquer ce qu’était le projet de l’Union monétaire. J’avais été accueilli avec un scepticisme à peine poli. Cette année-là, le prix Nobel d’économie avait été décerné au Canadien Robert Mundell pour une thèse brillante dans laquelle il démontrait que des pays différents ne pouvaient pas avoir la même monnaie. Six mois après, c’était fait. Et au moment de la crise de l’euro, celui-ci a résisté pendant trois ans à une spéculation mondiale massive, tous les jours, sur tous les marchés financiers relayés par toute la presse anglo-saxonne : le Financial Times, le Wall Street Journal, ou toutes les semaines, l’excellent The Economist… l’euro est insubmersible. Nous l’avons fait, il n’y a pas de précédent.

Ce qui amène à une troisième remarque, qui va peut-être surprendre : les plus grandes difficultés que nous connaissons actuellement en Europe, et elles ne manquent pas, tiennent non pas à ses échecs, mais à ses réussites, car celles-ci, sans précédent historique et sans équivalent dans le monde nous placent devant une situation inconnue. L’Europe d’aujourd’hui est un continent inconnu dont nous découvrons les vrais avantages, les jardins d’Eden puis les jungles sauvages. Sur l’euro, pour ne l’évoquer qu’en une phrase, nous avons au début sous-estimé les dangers du « pays zone euro » et quand la crise a eu lieu, nous les avons surestimés.

Et il y a un autre aspect : la réconciliation aboutit au fait qu’on ne se fait plus la guerre, on se visite. On donne des bourses Erasmus à nos enfants qu’on incite à aller étudier un an dans un pays voisin, dans lequel ils tombent amoureux, se marient et ont des enfants. Nous voyons donc naître un peuple européen issu de mariages binationaux, un million année après année. Quand, lors de la campagne électorale actuelle, j’entends des candidats déclarer : « Il faut rétablir les contrôles aux frontières intérieures, abolir les accords de Schengen… un pays, c’est des frontières, donc il faut les rétablir… », cela n’est pas sérieux. Il y a 1500 points de passage entre la France et la Belgique. Après les deux attentats tragiques à Bruxelles, le gouvernement belge a annoncé qu’il allait rétablir le contrôle aux frontières. Cela n’a pas tenu une heure. Avec 1500 points de passage, c’est impossible. Le Président Sarkozy avait dit, à un moment où il ne s’entendait pas avec S. Berlusconi, qu’il rétablissait les contrôles à la frontière franco-italienne. Il ne s’est bien sûr rien passé. Jamais nous ne rétablirons les contrôles aux frontières. Non pour des raisons juridiques, mais parce que nous ne le pouvons plus. Nous sommes submergés. À Philippe de Villiers qui, lors d’un débat, parlait de rétablir les contrôles au poste de Biriatou, entre la France et l’Espagne, j’ai répondu qu’il passait tous les matins à Biriatou, autant de monde qu’entre Angers et Nantes. Proposer d’établir des contrôles à l’entrée de Nantes pour les gens venant d’Angers conduirait à passer pour fou. Mais comme il hors de question de rétablir des contrôles aux frontières intérieures, il faut avoir une véritable politique migratoire commune avec, non seulement des contrôles effectués par des garde-frontières européens sur les frontières extérieures, mais aussi des négociations avec les pays d’origine, avec les pays de transit… avoir une politique à long terme pour faire face à ce phénomène migratoire qui sera l’une des grandes caractéristiques de ce siècle passionnant et dangereux.

Dernière remarque : la méthode Monnet/Delors de « l’engrenage vertueux » a aussi montré ses limites. Contrairement à ce qu’on a longtemps espéré, l’Union monétaire n’a pas automatiquement débouché sur l’union politique, ni même sur l’union économique. Nous avons la même monnaie, mais nous avons toujours vingt-huit, ou plutôt vingt-sept budgets nationaux différents et un budget commun ridiculement faible (1 % du PIB alors que nos budgets nationaux additionnés sont plus proches de 40 % du PIB). Nous n’avons donc pas les instruments d’une véritable politique budgétaire commune et nos dirigeants nationaux se gardent bien d’utiliser les institutions et procédures existantes pour coordonner leurs politiques budgétaires nationales. Nous avons simplement les garde-fous qui concernent les déficits et la dette, mais pas en termes positifs, pour coordonner les investissements et faire en sorte que les pays qui ont des excédents comme ceux du Nord (et notamment l’Allemagne, avec plus de 15 milliards d’excédent l’année dernière) relancent les investissements, mais pas uniquement chez eux et que les pays qui doivent d’abord réduire leur déficit appliquent une politique plus rigoureuse. Nous ne l’avons pas fait ; l’Union monétaire n’a pas automatiquement engendré l’union économique, et nous en souffrons beaucoup, et encore moins l’union politique. Et comme ce n’est pas automatique, il faut une mutation génétique. La « chenille » du marché commun est devenue papillon, donc elle vole : l’Union européenne existe, elle a des compétences sur la scène internationale, en matière de commerce, d’environnement… sur un certain nombre de grands sujets, elle est un acteur. Par contre, on se rend compte que ce n’est pas d’un papillon dont nous avons besoin aujourd’hui, dans le monde du XXIe siècle, mais plutôt d’un aigle. Donc, la question qui se pose à présent est : comment transformer le papillon en aigle ? Pour faire cela, ce n’est pas un problème d’institution, le Traité de Lisbonne contient tout ce dont on a besoin pour ce qu’on peut et on veut faire, c’est une question de volonté politique.

En France, il n’y a plus, depuis longtemps, de volonté politique de bâtir l’Europe. Et chez nos partenaires, la volonté n’est pas véritablement plus ardente (je renvoie à la phrase de Jean-Luc Dehaene). Nous avons besoin de faire renaître l’esprit de Raymond Barre sur la politique européenne comme sur la politique française. Je vous remercie.

Renaud Girard
Merci beaucoup M. le ministre. Si j’avais été David Cameron, je vous aurais envoyé faire la campagne pour le maintien dans l’Union européenne, je vous aurais fait traverser toutes ces campagnes anglaises qui, bien qu’ayant reçu des montants importants de subventions, plus importants que ceux qui ont voté pour le maintien dans l’Europe, ont voté le Brexit. Vous êtes un avocat extrêmement brillant de la cause européenne et comme vous étiez là pour la défendre, vous n’avez pas parlé, et c’est normal, de deux petits « trébuchements ». Ainsi, on n’a pas très bien compris comment l’Europe voulait continuer. Je pense que Raymond Barre n’aurait pas trébuché sur ces questions.

La première étant, évidemment cet axe stratégique insensé d’avoir privilégié l’élargissement à l’approfondissement. Cela s’est passé au sommet informel de Noordwijk, absolument inconnu des historiens, consacré à la réforme des institutions européennes. Nous sommes le 23 mai 1997, ce sommet est assez ennuyeux à cause des nombreux débats liés à des questions constitutionnelles très ardues et les deux principaux membres de ce sommet, Helmut Kohl et Jacques Chirac ont la tête ailleurs. Les élections se préparant en Bavière ne se présentent pas bien pour Kohl et surtout, Jacques Chirac a convoqué, de façon peut-être un peu intempestive, des élections législatives qui doivent se dérouler le dimanche suivant, élections qu’il va d’ailleurs perdre. Et rien ne sort de ce sommet. Il m’est arrivé de croiser dans mon cercle sportif le conseiller européen de Jacques Chirac au moment où l’on pense prendre en Europe des pays évidemment pas qualifiés pour y entrer, comme la Roumanie et la Bulgarie. Je lui demande : « On va droit dans le mur ? » et lui, qui est conseiller en exercice, me répond : « On y va tout droit ! ». Cet incroyable tournant stratégique a été de dire « On élargit puis on verra après quel moteur on donne à la camionnette ». Évidemment, cela n’a pas fonctionné et je ne pense pas que Raymond Barre serait tombé dans ce piège.

Le deuxième trébuchement est le fait que Raymond Barre ne croyait pas aux dévaluations compétitives, il pensait que c’était aux entreprises d’être compétitives. Et le deuxième grand défaut dans la stratégie de cette construction européenne est la théorie de M. Mitterrand du « milieu du gué » qui consiste à dire : « Je construis une union monétaire en poursuivant l’œuvre de Giscard/Schmidt, je mets l’euro en place, mais je ne vais pas jusqu’au bout, je m’arrête au milieu du gué et je dis à mes successeurs, sans savoir d’ailleurs qui ils vont être, que c’est à eux de faire l’autre moitié, de traverser la rivière ! » Aujourd’hui, on peut constater que l’Europe est toujours en train de barboter dans la rivière, elle n’a pas réussi à rejoindre l’autre rive !

Donc, quelle est cette union monétaire qui a été faite sans que l’on fasse en même temps une harmonisation fiscale et budgétaire ? Voilà la grande question. Je ne suis pas sûr que M. Barre aurait accepté comme telle la théorie du milieu du gué.

Monsieur le sénateur, vous avez la parole.

Jean Bizet
Merci monsieur Girard. Pour faire le lien avec la table ronde précédente, je n’avais aucune occasion ni chance de rencontrer Raymond Barre, ayant choisi un cursus plutôt scientifique. Mais je l’ai écouté et je pense l’avoir entendu. Le gaulliste que je suis a été assez séduit par son ADN. Que ce soit la rigueur, l’éthique, l’honnêteté intellectuelle ou bien sa conception de l’autorité de l’État, ceci m’a beaucoup parlé et c’est vrai qu’aujourd’hui, on voit très bien qu’il est encore, dans sa réflexion, d’une pertinente actualité. Je salue véritablement son engagement européen et, pour revenir sur une des questions évoquées tout à l’heure, dès 1967, lorsqu’il a imaginé l’Union économique et monétaire, il est vrai que, a posteriori, on voit aujourd’hui les difficultés d’une union monétaire qui n’a pas été adossée sur une union économique. Ce fut un péché originel qui, au fil du temps, est devenu un péché collectif.

Nous ne parlerons pas de fédéralisme, car, en France, certains mots fâchent, mais aujourd’hui, plus que jamais, il nous manque une union budgétaire avec laquelle nous pourrions véritablement concourir dans la cour des grands et faire de cette Europe une Europe-puissance et non une Europe-espace qui est celle d’aujourd’hui, mais j’y reviendrai.

Faire une union économique et monétaire est pour moi le B-A-BA. Nous avons eu la naïveté d’imaginer que nos économies allaient converger, regardez comment la divergence s’est creusée entre la France et l’Allemagne. Le couple franco-allemand est au cœur de toute la construction et le fonctionnement de l’Union européenne. Et l’Allemagne n’a plus du tout confiance en la France, tout simplement parce que nous ne respectons pas nos engagements et nos propos. Quand je vois ce qui est dit à Bruxelles et ce qui est fait à Paris, je pense qu’il faudra remettre tout cela en ordre. J’ai regardé avec attention les conclusions du sommet de Bratislava : je suis pour moins de règles et plus de projets concrets, faire rêver nos concitoyens tout en ne leur mentant pas. Ils ont besoin d’avoir un idéal européen et nous en sommes aujourd’hui bien loin.

Les valeurs de l’Union, depuis l’accession de certains pays d’Europe centrale, sont un peu bousculées. Lorsqu’on discute avec un certain nombre de représentants de ces pays, ils cherchent de plus en plus à s’affranchir et il faut reconnaître aussi que ceci est dû au fait que nous avons eu des relations maladroites avec notre grand voisin, la Russie, au travers du partenariat oriental, marqué par le fait que nous avons laissé des administratifs à Bruxelles trop s’engager envers les pays baltes et écouter nos amis polonais qui, à juste titre peut-être, pouvaient nous faire partager leurs craintes. L’Europe ne peut pas aujourd’hui évoluer et se développer avec des relations conflictuelles naissantes avec la Russie. Ceci dit, Vladimir Vladimirovitch Poutine n’est pas un enfant de chœur, tant s’en faut, et on le voit bien : chaque fois, qu’il peut instiller quelques messages pour pouvoir détruire la construction européenne, il ne s’en prive pas. Il faudra donc mettre tout cela à plat, car, encore une fois, nous ne pouvons pas nous développer ainsi. Les valeurs de l’Union restent d’une pertinente actualité. C’était aussi l’esprit de Raymond Barre, tel que j’ai pu le lire dans un certain nombre de documents.

Un certain nombre d’idées extrémistes, surtout d’extrême-droite, voulant remettre en selle le souverainisme, sont complètement décalées. Pour développer et asseoir la force de la France, des États, des nations… il faut s’unir. L’Europe de la Défense est la seule façon de donner du poids à nos États membres.

Un autre point, pas suffisamment développé au-delà de la politique agricole commune, m’a beaucoup séduit : ce sont les politiques communes, voire plus encore, les coopérations renforcées. Cela fait trente ans que nous avons travaillé sur le brevet communautaire. Ce fut une coopération renforcée. Lorsqu’en début de mandat le secrétaire d’État aux Affaires européennes de l’époque, Laurent Wauquiez, m’a fait l’amitié de me demander si j’avais un petit message, je lui ai dit : « Monsieur le ministre, un point sur lequel il ne faut absolument pas lâcher même si nous entendons des messages très négatifs de la part de l’Italie et de l’Espagne est celui de la coopération renforcée sur le brevet communautaire. » Il a fait cette coopération renforcée, Michel Barnier l’y a aidé. Aujourd’hui, et j’envoie le message à Alain Lamassoure, c’est un sujet que nous travaillerons avec Jean-Pierre Raffarin, il faut faire bien attention que, passant de vingt-huit à vingt-sept, pour des questions « purement » administratives, nous ne repartions à la case départ. Ce qui serait dramatique au moment, où justement, et c’est l’autre sujet que je veux aborder, il faut impérativement créer cette Europe-puissance.

La PAC, d’une importance extrême ici, compte tenu de l’ADN des sénateurs, devra aussi évoluer, être plus concurrentielle, plus novatrice. Pourquoi ne pas copier le très inventif Farm Bill ? Nos amis américains ont trente ans d’expériences en matière En ce qui concerne l’Europe-puissance, que nous appelons tous de nos vœux par rapport à l’Europe-espace, je pense que nous avons une opportunité extraordinaire que le président de la République actuel vient de gâcher : le dossier du Traité transatlantique. On est pour ou pas le commerce mondial, mais on ne quitte pas ainsi la table des négociations. On ne dit pas à Paris, pour récupérer un agrégat de sa famille politique, le contraire de ce que l’on fait et du mandat que l’on donne à Bruxelles. Il faut être très clair là-dessus. « De la posture à l’imposture, il n’y a qu’un pas » et aujourd’hui, la France l’a franchi. Je suis extrêmement sévère là-dessus pour la bonne raison que ce n’est pas comme cela que l’on construira une Europe-puissance. Et il y a deux sujets sur ce point du Traité transatlantique. Pascal Lamy dit avec beaucoup d’intelligence et de constance que c’est un traité de troisième génération, qui ne traite pas de barrières tarifaires, mais de barrières non tarifaires. Regardons plus loin : si l’Union européenne et les États-Unis ne s’accordent sur la mise en équivalence, et je ne parle pas d’harmonisation, des normes non tarifaires de chaque côté de l’Atlantique, ce sont nos voisins chinois et brésiliens qui nous imposeront leurs normes. Il faut donc absolument savoir ce que l’on veut. Je suis assez critique sur ce point, il faudra que l’on reprenne ce sujet. Je suis également extrêmement critique sur le fait que, alors que cela ne fait partie du cahier des charges du Traité transatlantique, on reste en quelque sorte tétanisé sous le concept de l’extraterritorialité des lois américaines. Parler de traités commerciaux internationaux et ne pas en profiter pour mettre sur la table ce qui ne doit plus se concevoir, c’est-à-dire l’extraterritorialité des lois américaines, n’est pas envisageable.

Autre sujet qui, lui, fait partie précisément du cahier des charges : accepter le Buy American Act comme quelque chose d’intégré dans le code génétique des parlementaires américains, alors que le Buy European Act peut être mis en balance.

Voilà pour moi ce qui est important dans l’Europe-puissance. Celle-ci se trouve un peu bousculée depuis juin dernier avec le Brexit. Je le déplore. Au fil du temps, nous avons vu ce qui se profilait. Je me souviens, lorsque j’avais commencé à travailler sur cette question, mon premier rendez-vous avec l’ambassadeur de France à Londres, madame Bermann, me disant que les bookmakers étaient sûrs à environ 80 % que le Brexit ne se ferait pas. Nous avons vu ce que cela a donné… je pense qu’il faut être extrêmement ferme. Je n’ai aucune inquiétude pour nos amis britanniques, je continue à dire nos amis britanniques, parce qu’ils ont connu par le passé des périodes beaucoup plus difficiles, que ce sont des libéraux convaincus qui utiliseront, comme c’est déjà le cas aujourd’hui, l’Irlande comme cheval de Troie, au travers d’un passeport européen. Je regrette leur expertise financière qui va échapper un peu à l’ensemble de l’Union, mais je vois aussi qu’il faudra que certains pays plutôt conservateurs en la matière, la France en l’occurrence, ne soient pas dupes et travaillent sur ce point extrêmement précis tout simplement parce que l’Europe risque de sortir de l’histoire. Cela veut dire qu’il faut aussi sortir des problèmes d’interconnexion en matière d’Europe de l’énergie. Il faudra également aller plus loin en termes d’Europe numérique et nos amis allemands sont complètement en phase avec nous sur ce point.

Le sommet de Bratislava a imaginé que le 25 mars 2017, à l’occasion de l’anniversaire du Traité de Rome, on puisse proposer un autre plan de route. Cela est absolument indispensable.

Je conclurai en faisant une petite référence à l’histoire et en envoyant un message à François Bayrou qui tout à l’heure nous a parlé d’un débat entre MM. Churchill et Baldwin. J’irai un peu plus loin en parlant d’une altercation ayant eu lieu entre un ancien Premier ministre anglais, M. Disraeli, avec un parlementaire anglais qui n’est pas entré dans l’histoire. M. Disraeli l’avait interpellé en lui disant : « Monsieur, vous auriez dû voter avec votre parti comme un honnête homme au lieu de voter avec votre conscience comme un aventurier ». J’imagine que Raymond Barre, s’il avait été là, aurait dit tout simplement : « Vive l’aventure ! ». Merci.

Renaud Girard
Merci beaucoup. Trois remarques sur l’Europe-puissance avant de passer la parole la salle : plus on s’éloigne historiquement de la lumière de Raymond Barre, plus on voit que cette Europe-puissance a faibli.

Deux exemples : dans les années 1996, la compagnie Total gagne un appel d’offres pour exploiter un grand gisement de pétrole, South Pars. Les Américains indiquent à Total que l’exploitation de ce gisement est contraire à une loi américaine et que la compagnie s’expose à des sanctions en cas de manquement. Le Président Chirac et les Européens sont venus à la rescousse de Total en s’opposant à la décision des États-Unis qui ont fait marche arrière. Total a donc finalement pu procéder à l’exploration et l’exploitation de South Pars et en tirer beaucoup d’argent. C’était il y a assez longtemps, mais l’Amérique avait plié.

Autre exemple : deux sociétés aéronautiques américaines, Mc Donnell Douglas et Boeing, décident un jour de fusionner. Le commissaire à la concurrence convoque les dirigeants de ces deux sociétés à 100 % américaines (dirigeants et ouvriers américains, sites américains) pour leur dicter les conditions de leur fusion en précisant que, si ces conditions ne sont pas acceptées, les avions construits n’auront pas l’autorisation de se poser sur le territoire de l’Union européenne. Ceci bien entendu, pour protéger Airbus. La fusion de Mc Donnell Douglas et de Boeing s’est donc faite aux conditions fixées par l’Union européenne. Par la suite d’ailleurs lorsque des sociétés californiennes ont eu un litige, l’autorité européenne à la concurrence est devenue la grande autorité, car les compagnies lui faisaient davantage confiance qu’au Department of Justice, un peu influencé par les dons effectués par différentes entreprises lors des campagnes présidentielles.

Récemment, la BNP a été condamnée à 9 milliards d’amendes. C’est énorme, car pris sur les fonds propres. Ce qui signifie, avec les ratios Cooke, 70 milliards de prêts en moins. Ceci, car la BNP avait financé l’exportation de cigares cubains et de pétrole iranien ou soudanais. Elle n’avait pas fait de trafic d’armes ou d’êtres humains. Les Américains ont estimé cela contraire à la loi américaine, car, comme les prêts ont été effectués en dollars, la compensation finale s’est faite auprès de la réserve fédérale à New York, donc en partie sur le territoire américain. En conséquence, ils ont décidé d’appliquer cette amende de 9 milliards de dollars. Si j’avais été président de la Commission européenne, j’aurais immédiatement convoqué le président de Goldman Sachs. Je lui aurais fait remarquer qu’il était avéré dans toute la presse américaine, que sa société avait aidé un gouvernement à maquiller ses comptes publics. C’était tout de même plus grave que l’exportation de cigares cubains ! J’aurais ajouté mon intention de le condamner à une amende de 27 milliards en le laissant libre de ne pas payer l’amende, mais qu’alors, il serait interdit d’exercer sur le territoire de l’Union européenne ainsi que toutes les banques correspondantes sur le territoire des États-Unis d’Amérique. Je ne comprends toujours pas pourquoi M. Juncker ne l’a pas fait.

Cela c’est l’Europe-puissance.

Hier soir, une grande conférence a réuni les plus importantes sociétés américaines. Celles-ci ont publié une déclaration demandant à la commissaire européenne de retirer purement et simplement l’amende de 13 milliards qu’elle avait donnée à Apple, sans aucune réaction de la part de M. Juncker ou de qui que ce soit. C’est tout à fait invraisemblable et je ne suis pas sûr que Raymond Barre aurait laissé passer cela.

Sur le Traité transatlantique, je suis entièrement d’accord avec vous, M. le sénateur. Je ne vois pas où est le mal à établir un traité sur des normes communes s’imposant ensuite aux Chinois et la décision de M. Hollande n’a aucun sens. Nous n’accepterons jamais que les normes chinoises nous soient imposées, pas plus que la proposition d’une procédure d’arbitrage pour les litiges où, bien sûr, les cabinets d’arbitrage américains sont surpuissants. Nous allons négocier pour que les litiges soient résolus par nos cours de justice, ici en France, donc ne pas accepter ce qui est proposé, mais de là à se retirer de la négociation, je suis d’accord avec vous, c’est incompréhensible.

Vous avez félicité M. Lamy. Je pense que si c’était Barre qui avait négocié avec les Chinois, il aurait été un peu plus attentif que lui. Vous savez ce que M. Obama a dit sur les négociateurs américains vis-à-vis des Chinois : qu’ils se sont fait berner. Les Chinois, au bout de quinze ans, vont maintenant demander à l’OMC à passer du statut d’économie émergente à celui d’économie de marché. L’OMC considère qu’un pays à économie de marché ne peut pas faire de dumping. Peut-on dire que la Chine populaire ne fait pas de dumping ? Je ne crois pas et je me demande si, dans cette négociation, M. Lamy ne s’est pas fait berner, lui aussi. On ne sait pas très bien aujourd’hui comment agir et combattre ce ravage, dont M. Juncker s’est benoîtement ouvert récemment en regrettant, au bout de vingt-sept ans d’exercice du pouvoir au Luxembourg et en Europe, que le dumping chinois ait tué les emplois dans la sidérurgie européenne.

Voilà pour les remarques que je pouvais faire.

Y’a-t-il des remarques dans la salle sur Raymond Barre et l’Europe ?

M. Jeancourt-Galignani s’adressant à Renaud Girard
Votre discours est connu, il est dans le Figaro toutes les semaines, c’est l’anti-américanisme virulent. On pourrait reprendre beaucoup de choses que vous avez dites. La BNP, s’est lancée dans le commerce avec le Soudan, qui est le pire pays de l’Est africain où le gouvernement impose un terrorisme d’État. Vous dites qu’il n’y avait pas d’armes, mais on n’en sait rien. Il se trouve que j’ai été beaucoup impliqué dans ces négoces faits à partir de Genève, dont chacun savait qu’ils prenaient des distances avec les règles. Je ne comprends pas, car le président de la BNP, à l’époque, était un homme extraordinairement rigoureux, mais la banque a fait une bêtise, comme d’autres en ont fait. Les Américains ont mis plusieurs fois la BNP en garde en lui demandant d’arrêter. Alors je crois que bâtir un discours violemment anti-américain sur cette affaire est très populaire en France, mais ne favorise pas nos affaires. En plus, l’amende était en dollars, ils auraient pu la donner en euros et, à ce moment, le clearing aurait eu lieu. »

Renaud Girard
Vous pensez donc qu’il n’y a pas de tentative d’hégémonie financière ou juridique américaine ? J’ai cité quelques autres exemples, j’ai parlé de cette déclaration des principales sociétés américaines qui vient de sortir. Vous l’avez vue, je pense, qu’en pensez-vous ?

M. Jeancourt-Galignani
Je l’ai vue et je suis choqué, mais ce n’est pas pareil. Apple échappe systématiquement à l’impôt comme d’autres. J’espère que la Commission européenne, qui a repris l’affaire, sera soutenue, mais ce n’est pas la même chose que le commerce avec le Soudan.

Alain Lamassoure
Pour compléter ce que dit M. Jeancourt-Galignani, on ne peut pas dire qu’en ce moment, la Commission européenne fasse preuve de faiblesse envers les multinationales américaines. Le communiqué que ces dernières ont adopté ne m’indigne pas, je m’en réjouis : nous leur faisons peur ; quand même 9 milliards de dollars infligés à BNP, 13 milliards d’euros à Apple ! J’ai suivi de près le sujet de l’évasion fiscale des multinationales, car j’ai présidé une commission d’enquête sur ce sujet pendant dix-huit mois avec le Parlement européen. Je suis allé dans tous les pays européens et à deux reprises aux États-Unis pour en parler, avec le secrétaire au Trésor et les deux commissions des finances des deux chambres du Congrès, aussi bien les Démocrates que les Républicains.

C’est un sujet sur lequel nous sommes en position de force, les Américains n’ont pas d’équivalent aux condamnations des aides d’État. Aux États-Unis, n’importe lequel des cinquante États peut aider n’importe quelle entreprise, comme elle l’entend.

Pour mettre fin à des pratiques d’optimisation fiscale aboutissant en fait à une évasion massive permettant notamment à beaucoup de multinationales américaines d’échapper à toute imposition pour les bénéfices faits en dehors du territoire américain, avec la complicité d’un certain nombre de gouvernements européens, actuellement, c’est Mme Vestager qui est en première ligne. La même semaine, il y a quelques mois, elle s’est attaquée à Gaz Prom et à Google. Quel État membre aurait osé le faire ? Elle ne s’y attaque pas simplement pour le principe, elle aboutit à un certain nombre de condamnations pour des sommes considérables. Par ce biais de condamnations d’État qui accorde des aides fiscales faussant la concurrence et avantageant les entreprises en question, l’Union européenne s’est dotée en fait de pouvoirs extraterritoriaux. La Commission européenne et le Parlement européen ont mis en place une mécanique qui, pour le coup, a débouché il y a déjà un an sur la fin du secret bancaire (nous nous sommes engouffrés dans des initiatives prises cette fois par les Américains) et l’imposition des multinationales avec un excellent travail effectué par l’OCDE. Je suis prêt à prendre le pari que, d’ici deux ou trois ans, nous appliquerons à l’échelle mondiale le principe selon lequel les multinationales doivent payer des impôts dans tous les pays où elles ont des activités, proportionnellement à ces activités. Et subsidiairement, mais c’est très important pour nous Européens, nous avons aussi engagé le dossier de l’harmonisation fiscale des entreprises dans l’Union européenne pour faire dans l’imposition des sociétés, ce que nous avons fait il y a quarante ans pour la TVA. C’est-à-dire, une assiette fiscale commune, avec la même définition du bénéfice imposable, dénominateur auquel ensuite, chaque État membre appliquera son numérateur, système qui conduira petit à petit à un rapprochement des taux de l’imposition des entreprises.

Donc, il est vrai que sur les grands sujets diplomatiques, l’Europe est inexistante. Par contre elle ne l’est pas sur le terrain du commerce, de la concurrence et de l’environnement. La diplomatie française a été efficace lors de la Conférence de Paris sur l’environnement, mais s’il n’y avait pas eu une position commune des vingt-huit, cela n’aurait abouti à rien. Édouard Balladur faisait la distinction, dans les relations internationales entre ce qu’il appelait « les arts de la paix et les arts de la guerre ». Je trouve cela très vrai. Sur les arts de la paix, si elle est unie et capable de parler d’une même voix, l’Europe est très forte. Sur les arts de la guerre, jusqu’à présent, elle est inexistante. Quand je disais qu’il fallait que le papillon devienne un aigle, cela signifie qu’il faut aussi que nous sachions pratiquer ensemble les arts de la guerre, c’est-à-dire l’art de ne pas faire la guerre, mais de la préparer.

Renaud Girard
Merci, monsieur le ministre. Je pense que Raymond Barre aurait été d’accord avec moi, il faut bien sûr être allié des États-Unis. Je défends cette alliance et même l’envoi d’avions français dans les pays baltes aujourd’hui, mais nous ne devons pas être alignés. C’est tout à fait différent. Sur la politique russe à laquelle vous faisiez allusion, il faut se souvenir que Truman, après la guerre, avait proposé le plan Marshall au bloc communiste qui ne l’avait pas accepté, mais il l’avait proposé publiquement. Je pense que nous aurions pu avoir une politique avec la Russie et lui proposer publiquement l’accord commercial proposé à l’Ukraine. À la Russie de le prendre ou non. Mais c’est un autre débat.

Monsieur Froment-Meurice, qui a été ambassadeur en Allemagne et en Russie, va pouvoir nous en parler.

M. Froment-Meurice
J’ai retrouvé une note prise le 26 juin 1990 lors d’un entretien avec Raymond Barre. Nous avions parlé des institutions européennes et il m’avait dit qu’il ne fallait pas élargir les compétences de la Commission, mais en revanche, tout fonder sur le Conseil européen avec un secrétariat et un conseil permanent de ministres chargés des affaires européennes. Puis il avait ajouté que M. Balladur n’était pas très européen.

Renaud Girard
Donc, privilégier davantage le Conseil ; c’est ce que je défends aujourd’hui.

François Bayrou
Si l’on fait le bilan des réussites et des insuffisances, deux me sautent aux yeux. L’accord final de la conférence de Messine prévoit deux choses : la mise en place d’un marché commun et l’harmonisation sociale. L’absence de toute démarche d’harmonisation sociale est aujourd’hui, me semble-t-il, à mettre dans la colonne des déficits alors que cela figurait In verbis dans le communiqué rédigé par les six ministres.

Deuxième chose : sur la méthode Monnet. Son principal inconvénient, dans les temps que nous vivons et avec l’information permanente disponible, est que personne ne sait comment fonctionne la machine, quel est son agenda, quels sont les problèmes qu’elle traite, ni de quelle manière les citoyens que nous sommes peuvent avoir un mot à dire ou à comprendre à ceci. Le principal échec de la méthode Monnet était dans sa logique : puisque les peuples ne voulaient pas, alors on allait le faire à l’abri des peuples. Puisque les gouvernants ne pouvaient pas le défendre devant les peuples, alors on allait faire par des responsables de second ordre, comme l’a dit Alain Lamassoure, ce que je ne peux pas approuver. Cela est très facile à traiter selon moi, à condition de prendre conscience qu’il est aujourd’hui devenu strictement impossible de préparer, mûrir et prendre une décision ignorée de l’opinion, parce qu’aucun d’entre nous n’a envie que son destin soit décidé ailleurs et par des gens qui lui sont totalement étrangers. C’est le principal problème que des responsables politiques élus européens devraient avoir à traiter.

Renaud Girard
Sur cette parole de Raymond Barre et cette conclusion de François Bayrou, je vous remercie et déclare la session levée.