La Croix / 25 août 2017 /Béatrice Bouniol
À l’occasion du dixième anniversaire de la mort de Raymond Barre, Jean-Louis Bourlanges, ancien député européen et député MoDem à l’Assemblée Nationale, évoque son héritage politique jusqu’à Emmanuel Macron.
La Croix : Quel est l’héritage du barrisme en termes de positionnement politique ?
Jean-Louis Bourlanges : L’ascension politique de Raymond Barre en tant que candidat du centre à la présidentielle s’explique par la dualité culturelle irréductible du centrisme, éternellement partagé entre une sensibilité chrétienne attachée à des communautés ecclésiales, familiales, éducatives ou régionales et une culture libérale très individualiste. Comme ces deux courants ne parviennent pas à former une vraie société politique commune, les centristes ont toujours choisi leurs leaders à l’extérieur. Raymond Barre qui n’a jamais été lié à aucun parti est l’un de ceux-ci, comme Valéry Giscard d’Estaing avant lui ou Édouard Balladur, Alain Juppé ou Emmanuel Macron après.
Le barrisme, comme le macronisme, est un mélange de centrisme et de gaullisme. Du centrisme, il reprend le refus de l’affrontement bipolaire entre la droite et la gauche et les idées « sociales, libérales et européennes ». Du gaullisme, la conviction très forte de la prééminence présidentielle et de l’autorité de l’État. Raymond Barre était extrêmement marqué par le général De Gaulle – il lit d’ailleurs ses œuvres complètes quand il arrive au pouvoir en 1976. Il partageait sa méfiance vis-à-vis des partis comme, semble-t-il, Emmanuel Macron aujourd’hui, qui veut faire d’En Marche une simple courroie de transmission comme l’Union pour la nouvelle République (UNR) de jadis.
Emmanuel Macron partage-t-il avec Raymond Barre une même conception de l’exercice du pouvoir ?
J.-L. B. : Raymond Barre ne comprenait pas que la politique ne consiste pas à faire appel à des personnes avec lesquelles l’on est en accord mais à établir un rapport de force victorieux. Je pense qu’il fait partie, avec Pierre Mendès France ou Philippe Séguin, de ces hommes politiques qui se dérobent devant le pouvoir, par un refus des compromissions et un goût du tout ou rien qui confine à l’orgueil le plus absolu.
Psychologiquement, la différence fondamentale entre Raymond Barre et Emmanuel Macron, c’est que le second n’est pas intimidé par le pouvoir, alors que Raymond Barre a en fait toujours redouté la première place. Idéologiquement, Raymond Barre fustigeait les partis. Emmanuel Macron hésite : veut-il recomposer le paysage en rassemblant la droite et la gauche modérées ou veut-il reléguer les vieilles sensibilités dans une préhistoire dépassée ?
Dans le domaine économique, la pensée de Raymond Barre est-elle toujours d’actualité ?
J.-L. B. : Valéry Giscard d’Estaing était keynésien et pensait qu’il était possible de résoudre rapidement les crises, comme celle provoquée par le premier choc pétrolier. Plus tard, il a reconnu son erreur et la supériorité du diagnostic de Raymond Barre. Ce dernier prend conscience très tôt que les problèmes sont structurels : le dérèglement monétaire consécutif à la fin de la convertibilité or-dollar, le retard structurel de l’appareil productif français par rapport à l’Allemagne ou encore la manifestation des émergents lors du premier choc pétrolier. L’économiste pointu qu’il était comprend également que l’inflation est le fruit d’un désordre politique et social autant que monétaire et financier.
Emmanuel Macron ou l’art de la communication
Raymond Barre mène donc une politique « ordo-libérale » qui vise à combattre le déficit commercial, équilibrer les comptes et libérer les entreprises. Il refuse le soutien par la demande. Emmanuel Macron partage cette idée : ce n’est pas en injectant de l’argent public que les choses fonctionnent mécaniquement en économie. En même temps, Raymond Barre n’a jamais renoncé à l’État providence et a conduit une véritable politique sociale-démocrate : extension de la sécurité sociale, création des indemnités chômage, prise en charge améliorée du risque vieillesse… Après 1983 d’ailleurs, les socialistes et notamment Pierre Bérégovoy vont reprendre cette politique sociale. Combiner rigueur et protection reste l’enjeu principal du nouveau quinquennat.
Sur le sujet européen, peut-on lire encore une filiation ?
J.-L. B. : En la matière, l’héritage est total, que ce soit le pragmatisme institutionnel ou la conviction profonde que le couple franco-allemand est déterminant. Institutionnellement, Raymond Barre était acquis au rôle majeur des États dans la construction européenne. Politiquement, il voulait coller aux Allemands, comme Emmanuel Macron aujourd’hui. Et même si le contexte international a bien changé, une donnée essentielle rapproche les deux époques : le retour du danger. À partir de 1974, Helmut Schmidt et Giscard d’Estaing d’abord, Helmut Kohl et François Mitterrand ensuite, sont confrontés au retour de la guerre froide, ce qui ouvre une grande période européenne, avec l’acte unique européen et la mise en place de l’euro. Aujourd’hui aussi le danger est facteur de cohésion européenne.
Ce que Raymond Barre représente, c’est une aile sociale, libérale et européenne, opposée au nationalisme étroit de la droite du gaullisme, ainsi qu’aux choix anti-libéraux du programme commun. Cette famille centriste domine idéologiquement le pays à partir du raidissement de la guerre froide – qui place Raymond Barre au zénith après 1981 et surtout après 1983 – jusqu’à la chute du mur. L’élimination de l’Union soviétique signe au contraire le début d’un euroscepticisme, qui remonte aux années 1990. C’est ce long cycle anti-européen qui s’achève en 2017, la renaissance de l’idée européenne accompagnant l’émergence des nouvelles menaces russes ou terroristes et la défaillance américaine.
Recueilli par Béatrice Bouniol