La fabrique de l’Opinion
Raymond Barre ? « Libéral, européen et pro-business »
Jean-Dominique Merchet 26 août 2015 à 17h26
Christiane Rimbaud : « Il avait diagnostiqué le fin des Trente Glorieuses et la mondialisation, avec l’émergence de nouvelles puissances. Il voulait que la France s’ouvre davantage sur le monde et se montre innovante. »
Les faits – Christiane Rimbaud est historienne et a travaillé dans l’édition. Elle est l’auteure de plusieurs livres consacrées à Antoine Pinay, Pierre Bérégovoy, Maurice Schumann, Pierre Sudreau ou Pierre Mendès France. En avril, elle a publié chez Perrin la première grande biographie de l’ancien Premier ministre Raymond Barre, disparu en 2007. Christiane Rimbaud « Raymond Barre » Perrin, 2015, 585 pages, 25 euros
Huit ans après sa mort, la première grande biographie de l’ancien Premier ministre vient de paraître.
Entretien avec l’auteur, Christiane Rimbaud
L’Opinion est un journal « libéral, européen et pro-business ». Comme Raymond Barre ?
Il se serait en effet assez bien reconnu ! [Rires] Raymond Barre était de tendance libérale, avec une fibre sociale incontestable. Il était gaulliste, mais en même temps profondément européen. Et il défendait les entreprises, cherchant à les promouvoir à tout prix. Il s’était créé des convictions fortes, à partir des ses analyses, car il était le contraire d’un dogmatique. Droit dans ses bottes, il les soutenait fermement, disant de lui-même qu’il était un esprit carré dans un corps rond.
Si l’on se souvient du responsable politique, on en sait beaucoup moins sur l’homme. Qui était-il ?
D’abord un universitaire, professeur d’économie. Mais il s’intéressait à tout. Il avait ainsi une passion pour les beaux tissus et la mode et, malgré ses costumes anthracite, expliquait qu’il aurait aimé être un grand couturier. On connaît mieux son goût pour la gastronomie et les vins, comme sa très vaste culture musicale classique. Il était un mélomane très averti. Mais s’il était très attaché à la culture classique, c’était aussi un passionné de western.
Il était né en 1924 sur l’île de La Réunion…
Oui, c’était un Français de l’extérieur, un îlien. Cela explique à la fois son profond attachement à la mère-patrie et sa fascination pour le grand large et les vastes horizons. Malgré son style, Raymond Barre n’était pas ce que l’on appelle parfois péjorativement un provincial. En France, il a compris la mondialisation avant tout le monde. C’était un globe-trotter, qui fréquentait assiduement la Chine ou les Etats-Unis. Il avait très vite compris que la France devait se défendre au travers de l’Europe.
Après La Réunion, son premier poste d’universitaire est à Tunis. Encore le grand large…
Oui, même si sa nomination à la faculté de Tunis relève du hasard. C’est à cette époque que les Presses Universitaires de France lui ont confié la rédaction d’un manuel d’économie politique. Il n’avait que 32 ans ! Et son ouvrage, très pédagogique, est devenu la référence pour des générations d’étudiants. Il n’a jamais eu le temps d’écrire le troisième tome.
Pourquoi ?
Parce qu’il est entré en politique, un peu par hasard. Mais il est resté universitaire dans l’âme. C’était sa force : il n’était pas prêt à tout sacrifier pour la politique. Lors du retour du général De Gaulle en 1958, il est appelé par Jean-Marcel Jeanneney, nommé ministre de l’Industrie, pour diriger son cabinet. Ce dernier se souvenait de la très forte impression que Raymond Barre lui avait faite lors du concours d’agrégation (il faisait partie du jury). Après ce premier poste, on lui confie des missions diverses alors qu’il enseigne à Sciences Po. Puis en 1967, le général De Gaulle le reçoit et lui annonce qu’il le nomme à la Commission européenne, chargé des affaires économiques et financières. La Commission n’avait alors sans doute pas la même importance qu’aujourd’hui, mais ses cinq années passées à Bruxelles ont été capitales dans sa formation politique. Au départ, il est plus gaulliste qu’européen, mais il évolue progressivement vers une optique plus supranationale, tout en défendant les intérêts français. Il a par exemple posé les fondements de l’union monétaire, qui aboutiront à l’euro. Les premières propositions viennent de lui.
Les Français ne le découvrent vraiment que durant l’été 1976, lorsque le président Giscard d’Estaing le nomme Premier ministre. Comment en est-il arrivé là ?
Il est rentré de Bruxelles en 1972 et a repris son poste de professeur tout en se voyant confier diverses missions. En janvier 1976, il est nommé ministre du Commerce extérieur, mais après le départ de Jacques Chirac, le président VGE lui propose le poste de Premier ministre. La légende veut qu’il l’ait alors présenté comme le meilleur économiste français : en réalité, il a dit « l’un des meilleurs »… Raymond Barre restera à Matignon, jusqu’au terme du septennat de Giscard, qui l’a toujours soutenu contre vents et marées. Pourtant, Raymond Barre s’est plusieurs fois attendu à être remercié, parce que sa politique était impopulaire. C’est cependant en grande partie grâce à lui que la droite a remporté les élections législatives de 1978. Plus que d’austérité, il faut parler d’une politique de rigueur, avec un côté social. Il était attentif à ce que les plus modestes ne soient pas trop touchés.
Lorsqu’on relit ses textes et ses interventions, on est frappé par le fait que Raymond Barre fut le premier à évoquer certains thèmes, comme la compétitivité des entreprises ou la mondialisation…
Oui, il a été le premier dirigeant politique à utiliser le terme de compétitivité des entreprises, dans une France qui avait alors une économie très administrée. Il y voyait la clé du dynamisme des sociétés industrielles. Raymond Barre avait diagnostiqué le fin des Trente Glorieuses et la mondialisation, avec l’émergence de nouvelles puissances. Il voulait que la France s’ouvre davantage sur le monde et se montre innovante. C’était alors un discours très nouveau.
Giscard n’a-t-il pas commis l’erreur de le garder trop longtemps à Matignon ?
Raymond Barre avait une haute idée de sa valeur et le faisait parfois un peu trop sentir. Mais il n’était pas un grand fauve politique, comme Giscard, Chirac ou Mitterrand, même s’il a affronté ce dernier avec succès dans un débat télévisé resté dans les mémoires. Or, durant ses années à Matignon, il a dû en permanence affronter le RPR de Jacques Chirac, qui était dans une quasi-opposition. En 1981, quel est le bilan de sa politique ? Le déficit des finances publiques est très faible, le dette à 20 % du PIB, les caisses de l’Etat sont pleines, le franc fort, les capacités d’investissement des entreprises à la hausse. Restent deux points noirs : l’inflation qu’il n’a pas jugulée et le chômage à la hausse – même si le million de chômeurs d’alors ferait aujourd’hui rêver ! Une chose est cependant certaine : Valéry Giscard d’Estaing l’a complètement tenu à l’écart de sa campagne présidentielle de 1981. Si sa politique de rigueur avait donné bien des résultats positifs, il était en effet extrêmement impopulaire.
Que devient-il après la défaite de 1981 ?
Il souhaite rester présent dans le débat politique et, en raison des grosses difficultés que rencontre le gouvernement Mauroy après l’élection de François Mitterrand, sa propre popularité monte alors en flèche ! Cela va le conduire à se présenter à l’élection présidentielle de 1988, où il échoue dès le premier tour. Raymond Barre n’était pas fait pour ce type de combat, c’était un homme seul, qui n’a jamais adhéré à un parti. Il aimait plus les responsabilités de la gestion des affaires publiques que la conquête du pouvoir. Après son échec, il a su tourner la page et est devenu un Sage de la République.
Quel a été son rapport avec la ville de Lyon ?
Il n’était pas Lyonnais et s’y est implanté à l’occasion des législatives de 1978 – son premier mandat électif. Il en restera député durant vingt-quatre ans, jusqu’en 2002. Il n’a fait qu’un seul mandat à la mairie (1995-2001), mais cette ville lui allait bien…
Il a été accusé d’antisémitisme. Qu’en pensez vous ?
Je suis convaincue qu’il n’en est rien. D’abord parce que cet individualiste jugeait les gens comme individus et non comme membre d’une communauté. Son épouse, Eva, était d’ailleurs d’origine juive hongroise. Mais il a été maladroit lors de l’attentat de la rue Copernic, lorsqu’il a parlé des « Français innocents ». Surtout, à la fin de sa vie, quelques semaines avant sa mort en 2007, alors qu’il était très malade – il en était à trois dialyses par semaine – il a eu, sur une radio, des paroles malheureuses, et il est tombé dans un de ses travers : en rajouter lorsqu’il se sentait injustement mis en cause. Mais au regard de son parcours, ce n’était plus lui.
Huit ans après sa mort, a-t-il des héritiers ?
Difficile à dire… S’il en a, on les trouve plutôt dans la famille centriste. Il reste surtout une référence, un peu comme Pierre Mendès France l’a été pour la gauche.
http://www.lopinion.fr/26-aout-2015/raymond-barre-liberal-europeen-pro-business-27468